Contrairement à la plupart des autres terres octroyées à l’époque, avec accès au fleuve Saint-Laurent, la seigneurie que Jean Baptiste Deschamps a reçue n’était pas longue et étroite, mais bien plutôt large et profonde. Elle était bien rectangulaire et mesurait 6 milles (9,65 kilomètres) de large, face au fleuve, sur 4½ milles (7,24 kilomètres) de profond, se prolongeant dans la vallée. La concession comprenait les deux rives d’une rivière qui serpentait tout au long de la propriété et qui s’appellerait la rivière Ouelle, comme la seigneurie.
Si vous pouviez parcourir à pied autour du périmètre de la concession et réussissiez à traverser les nombreux méandres de la rivière sur votre route, vous couvririez grosso modo une distance de 21 milles (33,8 kilomètres). Les limites étaient quelque peu floues à l’époque de Deschamps. On considérait que la concession était suffisamment grande sans qu’il soit nécessaire d’en établir les limites avec exactitude. Cette ambiguïté entraînerait, par la suite, des problèmes d’ordre légal et même des procès, de sorte qu’un évaluateur serait finalement appelé à en déterminer les limites. La terre à l’ouest de la concession de Deschamps a été aussi octroyée en 1672, alors que la terre à l’est, le long du fleuve, serait octroyée deux ans plus tard. Enfin, la terre au sud de la concession n’a été octroyée que plusieurs années après.
La concession mesurait grosso modo 27 milles (43,45 kilomètres) carrés; elle était donc significativement plus grande que la concession entre Trois Rivières et Ville-Marie que le père Asseline a mentionné. Il s’agissait surtout d’une forêt dense de conifères et de bois durs, d’un terrain marécageux, à l’embouchure de la rivière Ouelle, ainsi que d’une grande tourbière couvrant environ le quart de la propriété. Le défi pour Deschamps était d’y amener des colons pour défricher la forêt, ensemencer la terre et peupler les lieux, conformément à l’engagement qu’il avait pris envers le Roi; autrement il risquait de perdre sa concession.
À l’été 2014, je me suis rendue à différents endroits de ce qui avait été la concession de Deschamps. Il m’était difficile d’imaginer ce à quoi elle devait ressembler, en 1672, il y a plus de trois siècles, alors qu’il n’y avait essentiellement que d’énormes et denses forêts à cet endroit. Aujourd’hui, la forêt a été éclaircie et des fermes occupent maintenant le paysage. Il y a des routes pavées et des maisons datant surtout du XXe siècle. Il y a aussi plusieurs terrains de camping, quelques magasins et des édifices municipaux, une église du XIXe siècle, une banque, un bureau de poste et deux ou trois restaurants ou cantines, mais pas grand-chose d’autre. La plupart des bâtiments du XVIIe et même du XVIIIe siècle ont disparu, comme l’église originale et le premier cimetière datant de l’époque de Jeanne.
Mais, en 1672, cela aurait été différent. Avec l’accès au Saint-Laurent, le moyen de communication majeur reliant toute la colonie, avec l’eau fournie par la rivière en provenance de l’intérieur des terres, avec des sols fertiles et beaucoup de bois pour la construction et le chauffage, le site de Rivière-Ouelle ou de La Bouteillerie (les 2 noms étaient utilisés indifféremment pour nommer la seigneurie) s’avérait être un choix judicieux. L’abondance de gibier et de poisson, y compris le marsouin et l’anguille qui contribuerait plus tard à la prospérité de Rivière-Ouelle, rendait la concession encore plus attrayante. L’absence de bourgades amérindiennes, sauf, le printemps, quand des tribus nomades venaient jusqu’au fleuve pour chasser, pour pêcher et commercer, constituait un avantage supplémentaire.
La rivière, qui prenait sa source à l’intérieur des terres, dans les montagnes au sud de la concession, traversait toute la propriété jusqu’au fleuve Saint-Laurent, constituant ainsi un réservoir d’eau douce sur la majeure partie du territoire et contenant la majorité des débordements d’eau salée en provenance du fleuve. Elle favorisait également le transport, en reliant les colons d’une concession à l’autre et en leur donnant accès au fleuve. Les nombreux méandres de la rivière rendaient cependant difficiles les déplacements à l’intérieur de la seigneurie. Il y avait (et il y a toujours) peu d’endroits pour traverser facilement la rivière. Pour ce faire, les colons devaient utiliser des radeaux ou prendre la chance de la traverser à pied, à marée basse.
Si Deschamps s’était tenu debout, dos au Saint-Laurent et aux Laurentides, à 18 milles (29 kilomètres) de la rive nord du fleuve, il aurait pu apercevoir, au sud, la vaste étendue de forêts dans la vallée, ainsi que les collines au loin. Il devait sûrement être satisfait de sa concession. Certainement confiant en l’avenir, comparé à celui qu’il aurait eu en France, il savait aussi qu’avec la terre venaient d’importantes responsabilités, s’il remplissait son engagement face au Roi. Il aurait pu rester à Québec, comme tant de ses pairs ont fait, négligeant leurs concessions, mais au lieu de cela, il a pris le parti de vivre sur sa terre.