Robert Lévesque, mon huitième arrière-grand-père, avait plus de 36 ans quand il a fait son entrée officielle dans la vie de Jeanne, à la fin de 1678 ou au début de 1679. Les livres et chapitres qui ont été écrits à son sujet racontent son histoire, de sorte que je ne m’en tiendrai qu’aux faits saillants, ici. Le baptême de Robert a eu lieu à Hautot–Saint-Sulpice, un petit village de Haute-Normandie, à 45 kilomètres de Rouen. Il était le fils de Pierre Lévesque et de Marie Caumont, qui s’étaient mariés le 27 octobre 1641. Son père est mort en mai 1648 et sa mère, en 1660, laissant Robert orphelin, à 18 ans. Quand Robert a quitté la France, en 1671, il a laissé derrière lui un frère, François, baptisé le 5 avril 1644, et, peut-être, d’autres frères et sœurs.
Malgré qu’il soit capable de signer son nom, sa signature grossière donne à penser qu’il n’avait pas beaucoup d’instruction. On ne sait pas s’il savait lire. Selon l’analyse graphologique que j’ai fait faire de sa signature, celle-ci montre qu’il avait beaucoup de bon sens, qu’il était peu enclin à suivre les chemins tracés d’avance et qu’il était « prédisposé à suivre sa propre voie, dans la mesure du possible. » Il avait une conception simple de la vie et était habile de ses mains. De nature optimiste, il ne prenait que des risques calculés pour parvenir à ses fins, plutôt que d’agir impulsivement.
Prise de risques
Un de ses risques calculés aurait été de tenter sa chance en Nouvelle-France. On peut, sans risque de se tromper, supposer que sa situation économique précaire et ses sombres perspectives d’avenir en France, à l’époque, ont joué un grand rôle dans la détermination de Robert de quitter sa maison en Normandie et de tenter sa chance en Nouvelle-France. En échange de son passage à bord du navire et de la promesse d’une terre, il s’était engagé à travailler pendant trois ans, comme charpentier, pour son voisin, le seigneur Jean-Baptiste-François Deschamps, afin de l’aider à construire une maison et à défricher sa terre sur son domaine, en Nouvelle-France. Peut-être aussi que son esprit d’aventure a pu jouer un rôle dans sa décision. Après tout, il n’avait pas grand-chose à perdre, compte tenu de la sécurité de son contrat de 36 mois avec Deschamps.
Comment en est-il venu à faire la connaissance de Jean-Baptiste Deschamps? Encore une fois, tout n’est que supposition. Étant donné que Hautot Saint-Sulpice n’est qu’à dix kilomètres de Cliponville, où la famille Deschamps vivait, il est tout à fait possible que Robert connaisse déjà Deschamps avant de s’embarquer. Il aurait pu le rencontrer dans un marché local dans les environs d’Yvetot. Ou encore, il aurait pu se construire une solide réputation comme charpentier et même avoir accompli des travaux pour la famille du noble, étant donné qu’il était apparemment habile de ses mains.
À la fin de l’été 1671, après un voyage de deux mois sur l’Atlantique, Robert est arrivé à Québec avec Deschamps et les autres artisans recrutés par Deschamps. Malgré qu’il soit impossible de savoir avec certitude ce que les hommes ont fait à leur arrivée, je devine qu’ils se sont mis immédiatement au travail. Vraisemblablement, leurs contrats avaient débuté dès leur embarquement, en France, et ils stipulaient qu’ils ne devaient pas effectuer d’autres travaux. Il est difficile de croire que Deschamps leur aurait permis de rester les bras croisés très longtemps. J’imagine qu’ils avaient fait quelques vérifications avant d’arriver à Québec, eu des conversations de planification sur le bateau, en chemin, ou peut-être ont-ils rapidement commencé à chercher des emplacements possibles pour l’octroi d’une terre, dès leur arrivée à Québec. Ils avaient en effet peu de temps pour trouver une terre et commencer à la défricher, avant les neiges.
À mon avis, le scénario le plus probable est que Deschamps ait obtenu une promesse d’octroi d’une terre à Rivière-Ouelle, avant ou juste après leur arrivée⃰. À leur arrivée à Québec, ils sont tout de suite partis vers l’est, jusqu’au site de Rivière-Ouelle, où ils ont établi leur campement, érigeant des habitations de fortune pour se protéger des neiges de l’hiver. Ils ont alors passé les trois années suivantes à défricher la terre et à construire une maison pour Deschamps.
Établissement d’une base financière
Comment se fait-il que Robert soit toujours célibataire, quatre ans plus tard? Sans journal ou lettres, je ne peux que spéculer. Il n’a pas quitté la France avant d’avoir presque 29 ans. En effet, dans la France du XVII ͤ siècle, il n’était pas du tout inhabituel que des jeunes hommes de classes inférieures attendent plusieurs années avant de se marier. Ils avaient besoin d’abord de se constituer un capital financier. C’est clair que Robert établissait cette base financière pour lui-même dans sa nouvelle mère-patrie.
Robert a reçu sa première concession de terre de Deschamps, le 8 novembre 1674, en retour de ses trois ans de service. Sa concession en face de la terre que Deschamps avait réservée pour son domaine, était située de l’autre côté de la rivière. Elle comptait 12 arpents de terre sur la rive sud de la rivière Ouelle et s’étendait, à partir de la rivière, sur une profondeur de 30 arpents pour un total d’approximativement deux tiers de mille carrés, si mes calculs sont bons. Comme charpentier, en même temps qu’il construisait le manoir de Deschamps, il a dû se bâtir une petite cabane pour lui-même.
Après avoir complété son contrat et reçu sa propre concession, Robert travaillait comme menuisier tout en continuant à défricher sa propre terre. Pendant les années 1674-1677, son nom a été découvert sur les listes des ouvriers engagés à la construction du Petit Séminaire, une école pour garçons dirigée par les Jésuites, à Québec. Il a possiblement pris part à la construction d’autres bâtiments.
Célibat
À la fin de 1678, Robert était un charpentier établi, avec une résidence et plusieurs arpents de terre défrichés, des chaussures et des vêtements qu’il avait achetés ainsi qu’un costume qu’il avait fait faire avec l’argent gagné à la construction du Petit Séminaire. Mais il était toujours célibataire. En tant que célibataire disponible, il se voyait donc confronté au défi de se trouver une épouse. Le programme des Filles du Roy avait pris fin en 1673. La plupart des 770 femmes qui sont venues dans la colonie en vertu de ce programme étaient déjà mariées en 1674, et en bonne voie de fonder une famille en 1678. Les seules autres possibilités qui s’offraient à lui étaient les jeunes veuves et les quelques femmes qui se trouvaient déjà à Québec avant 1663, au moment où a été instauré le programme des Filles du Roy, et qui, pour une foule de raisons, telles que l’âge ou la classe sociale, ne seraient pas disponibles pour lui.
Il n’était pas seul dans cette situation. En effet, Damien Bérubé, qui était arrivé en même temps que Robert, en 1671, sous contrat avec le seigneur Deschamps, était dans une situation semblable. Comment s’y sont-ils pris pour se trouver une épouse, à une époque où il n’y avait ni Internet, ni journaux, ni même de téléphones?
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⃰⃰ Cette hypothèse au sujet de l’octroi d’une terre à Rivière-Ouelle fait l’objet d’un peu de controverse et sera abordée dans un texte ultérieur.