La question s’est posée à nouveau autour de quelques bières à la microbrasserie Tête d’allumette, au bord du fleuve Saint-Laurent, juste au nord de Kamouraska, dans l’est du Québec. Je suis entrée en conversation avec mes voisins immédiats à la table d’à côté sur le patio surplombant le fleuve, et ils m’ont demandé : « Pourquoi faites-vous cela? »
J’ai tenté de leur expliquer que mon ancêtre, Jeanne Chevalier, était l’une des 770 Filles du Roy. Étant donné que plusieurs personnes au Québec connaissent l’histoire des Filles du Roy, ces très courageuses femmes qui sont venues au Québec au début de la colonie, je n’ai pas été surprise de les voir hocher la tête et m’encourager à continuer. « Dans l’histoire du Québec, ces femmes ont été aussi importantes que leurs maris, mais peu a été écrit à leur sujet. L’histoire de Jeanne en est une qui mérite d’être racontée, parce que, après tout, sans elle, il n’y aurait pas eu de Lévesque! »
À leur question pour savoir s’il s’agissait de quelqu’un de spécial, j’ai répondu – à part qu’il s’agissait de ma huitième arrière-grand-mère : « Elle n’était probablement pas spéciale par rapport aux autres Filles du Roy, mais, comparativement avec les autres jeunes femmes de la France du temps, elle était plutôt hors de l’ordinaire. » Mon français de niveau secondaire ne m’a pas permis d’ajouter : « Elle a pris un risque que très peu de femmes étaient prêtes à prendre au XVIIe siècle, étant donné qu’elles voyageaient rarement à l’intérieur de la France ou songeaient même à émigrer. Elle a tout risqué pour venir en Nouvelle-France, mais, en même temps, elle ne risquait pas grand-chose. En effet, un avenir incertain valait mieux que pas d’avenir du tout, ce qui l’attendait en France. » Je me dois donc d’écrire son histoire pour la garder vivante pour les générations à venir et pour la partager avec tous les descendants de Jeanne et des autres Filles du Roy, pour donner une voix à Jeanne ainsi qu’aux autres femmes de la Nouvelle-France et la reconnaissance qu’elles méritent.
En vérité, cependant, ma motivation est plus profonde que cela. En effet, mon père était un des descendants de Jeanne. Même s’ il était 99.44 % de pure souche canadienne-française (il y aurait, quelque part, dans la lignée, un ancêtre italien ainsi qu’un ancêtre antillais) et même si le français était la langue maternelle de mon père, nous n’avons pas grandi en nous identifiant comme Canadiens-Français et nous ne parlions pas français à la maison. Mes deux parents ne voulaient pas que nous grandissions avec le « handicap » de personnes bilingues que mon père avait eu à surmonter. En fait, à Nashua, au New Hampshire, comme dans les autres villes et villages du nord de la Nouvelle-Angleterre avec une importante population d’ascendance canadienne-française dans les années 1950, 1960 et au début des années 1970, être d’origine canadienne-française, du moins pour quelques-uns d’entre nous, était quelque chose de honteux. En effet, entre les années 1870 et 1930, un grand nombre de Canadiens-Français avaient immigré à Nashua. Plusieurs ne voulaient ou ne pouvaient pas parler l’anglais, ce qui fait qu’ils ont été ostracisés par les résidents de longue date de Nouvelle-Angleterre et même par quelques-uns de leurs propres parents qui luttaient pour s’intégrer à la société dominante. Ce n’est qu’au début des années 1970, à la naissance du mouvement indépendantiste québécois dirigé par mon très lointain cousin René Lévesque, que j’ai trouvé une certaine fierté dans la reconnaissance de mon ascendance canadienne-française.
Alors, cette recherche sur l’histoire de Jeanne ne serait-elle pas, en fait, une tentative pour trouver ma propre identité et reprendre contact avec mes racines françaises? Alors que nous étions assises dans la cuisine de ma sœur à Seattle à siroter notre thé durant les vacances de Noël 2013, celle-ci m’a fait remarquer que je cherchais peut-être à compenser ainsi l’absence de ma famille, étant donné que nos parents étaient tous deux décédés vingt ans plus tôt et que les liens entre mes frères et sœurs ainsi que nos cousins et cousines ne sont pas particulièrement étroits. « Tu te sens plus proche de Jeanne que de la plupart des membres de la famille » m’a-t-elle fait remarquer. « Regarde-toi : tu es prête à retourner en France pour effectuer d’autres recherches sur Jeanne, mais tu ne prends même pas le temps de visiter (notre frère) Marc, au Nouveau-Mexique! »
Même s’il y a probablement une part de vérité dans son observation, je crois qu’il s’agit, en fait, de plus qu’une quête d’identité. Je me sens parfois comme obsédée par l’écriture de cette histoire, convaincue d’avoir été choisie par Jeanne pour me lancer dans cette aventure. Mais pourquoi donc? Peut-être voulait-elle que je sorte ma maîtrise en histoire et mes cours de français de l’école secondaire du fond de l’étagère où je les avais relégués il y a plusieurs décennies? Peut-être n’était-elle pas satisfaite de ce qui avait été écrit jusque là sur les Filles du Roy, parce que trop empreint soit de sentimentalité soit de données démographiques brutes? Peut-être croyait-elle que j’aurais la persévérance nécessaire pour découvrir les faits, les rectifier et raconter son histoire correctement? Peut-être voulait-elle, effectivement, m’inciter à découvrir mes racines françaises? Peut-être, enfin, voulait-elle juste tester mon imagination? Pour quelque raison que ce soit, elle continue à m’aiguillonner gentiment (mais pas toujours). Elle ne me lâche pas et je me refuse également à l’abandonner!