À l’annonce de l’arrivée d’un navire avec un contingent de Filles du Roy, on dit que les hommes se précipitaient pour les accueillir. Plusieurs étaient probablement pressés de trouver une compagne. Les ordres de l’intendant, à l’effet que les jeunes hommes devaient se trouver une épouse peu de temps après l’arrivée d’un navire sous peine de perdre leurs droits de chasse et de pêche les a aussi probablement aiguillonnés. Peut-être que les cadeaux du Roi, lors du mariage, étaient perçus comme un coup de pouce pour démarrer une ferme. Quelle qu’en soit la raison, l’arrivée de ces femmes a dû être un plaisir, du moins pour ceux qui étaient désireux de s’établir dans la colonie, de conserver leur liberté et d’être assurés d’un meilleur avenir qu’en France, tout en ayant la possibilité de fonder une famille.
Comment ont du se sentir ces femmes quand elles sont descendues du navire, au milieu de cette horde d’hommes, en marchant vers leur nouveau foyer, même temporaire, à Québec, Trois-Rivières ou Montréal? Se sont-elles dit : « Qu’est-ce que j’ai fait? » ou étaient-elles à la fois emballées et craintives face à l’aventure qui les attendait?
Selon plusieurs sources, chacune s’appuyant possiblement sur l’autre ou toutes s’en remettant à une source originale unique, les jeunes femmes ont reçu plus de vêtements à leur arrivée, pour les aider à affronter l’hiver canadien : un manteau, une robe en laine, des couvre-chefs et des gants en peau de mouton. La plupart des femmes demeuraient à Québec. À peu près le quart remontait le fleuve jusqu’à Trois-Rivières et Montréal, mais on ne sait pas bien comment cette répartition s’effectuait. Celles qui continuaient étaient peut-être les plus courageuses, compte tenu des attaques fréquentes des Amérindiens, plus à l’ouest de Québec.
La vie à leur arrivée
Les premières années du programme, les femmes étaient hébergées dans un logement de style dortoir, à la résidence de la veuve Madame de la Peltrie, voisine du couvent des Ursulines, habitations qui, toutes deux, existent encore aujourd’hui, à Québec. Avec l’augmentation du nombre des arrivantes, l’intendant Talon a trouvé un plus grand logement pour les héberger dans une maison privée, qui existe toujours, je pense, en face de l’Hôtel-Dieu, à Québec.
Les nouvelles-venues étaient l’objet d’une surveillance étroite jusqu’à leur mariage. La visite des prétendants avaient lieu certains jours prédéterminés de la semaine dans une de trois pièces réservées aux rencontres des Filles du Roy. Le mystère demeure quant aux critères en vertu desquels les prétendants étaient dirigés dans une pièce plutôt que dans une autre. Etait-ce à cause de leurs caractéristiques physiques, de leurs antécédents sociaux, de leur lieu d’origine ou pour une simple question d’espace ?. Étant donné que chaque homme était tenu de s’enregistrer auprès des gouvernantes, en faisant état de ses moyens de subsistance, de l’étendue de sa propriété et de ses biens, il est possible, selon un auteur, que les hommes aient été dirigés vers une salle plutôt qu’une autre sur la base des renseignements qu’ils avaient fournis.
Je me demande ce que cela devait être, pour ces femmes, d’être entourées d’hommes qui les scrutaient pour deviner laquelle ferait une bonne épouse, une bonne mère, une bonne compagne. Bien sûr, les jeunes femmes n’étaient pas des actrices passives dans cet exercice d’appariement. Elles ont dû avoir des conversations entre elles sur le bateau qui les amenait de France, de même qu’avec les autres femmes de la colonie, étant donné qu’elles avaient un tas de questions à poser. Dans sa correspondance avec son fils, Marie de l’Incarnation, une éminente religieuse ursuline, a fait mention de quelques-unes de ces questions (j’aurais bien voulu assister à l’échange) : « Quel genre de maison avez-vous? Combien de chambres contient-elle? A-t-elle des planchers en bois? Combien de fenêtres? Est-ce que la cheminée tire bien? Avez-vous un bon lit et plusieurs couvertures? » Et : « Combien d’acres avez-vous déjà défrichés? Combien de vaches, de porcs et de moutons avez-vous? Combien de poulets? » Et, enfin : « Combien d’argent avez-vous mis de côté? Buvez-vous? Avez-vous de bonnes mœurs? »
Posséder sa propre maison était apparemment un des facteurs les plus importants pour une fille du Roy dans sa décision, selon Marie de l’Incarnation. « Les plus avisés (parmi les prétendants) commençaient à se construire une maison un an avant de se marier, parce que ceux qui possédaient une maison pouvaient plus facilement trouver une épouse. C’était la première question – judicieuse – que les filles posaient, car celles qui ne sont pas encore établies souffrent beaucoup avant d’accéder à un certain confort. »
Mariage rapide, sans lune de miel
Les femmes réussissaient généralement à se marier rapidement (80 pour cent à l’intérieur de six mois). Plusieurs, qui sont arrivées en même temps que Jeanne à la fin de l’été 1671, se sont mariées encore plus vite, en octobre ou novembre. Même celles qui ont changé d’idée en cours de route et annulé leur contrat de mariage ont épousé quelqu’un d’autre deux ou trois semaines plus tard.
Un couple devait se faire faire un contrat de mariage par un notaire généralement 10 jours avant la cérémonie religieuse. Lors du mariage, chaque couple recevait un bœuf, une vache, deux porcs, deux poulets, deux barils de viande salée et quelques fournitures de base, comme des pois et du lard, ainsi qu’un petit montant d’argent, en plus de la dot de la jeune femme. Ces cadeaux étaient apparemment destinés à assurer au couple un bon départ dans leur vie commune.
Même si quelques-uns des nouveaux couples s’établissaient dans les environs de Montréal ou de Trois-Rivières, l’immense majorité déménageait dans des fermes dans les zones rurales à proximité de Québec, comme l’île d’Orléans ou d’autres villages côtiers, sur la rive nord du fleuve Saint-Laurent. Étant donné que ces terres avaient déjà été défrichées et habitées par des colons précédents, il devait certainement y avoir des maisons, même rustiques, sur ces propriétés. Et ces zones devaient être assez près (de Québec) et ainsi plus faciles d’accès. Il y avait, en effet, peu de routes, à cette époque, et plusieurs de ces nouveaux-mariés ont du se déplacer en barque ou dans une charrette tirée par un bœuf, ou même à pied.
Qu’ont dû ressentir ces femmes en quittant leurs amies et amis ainsi qu’une apparente sécurité à Québec, Montréal ou Trois-Rivières, pour s’aventurer en territoire étranger, avec un mari inconnu? Étaient-elles inquiètes ou, au contraire, confortées en sachant qu’elles avaient un devoir à accomplir pour le Roi: avoir des enfants et élever leur famille dans le Nouveau Monde?
L’accomplissement de leur devoir
Et accomplir leur devoir, elles l’ont fait! L’étude approfondie d’Yves Landry sur les Filles du Roy apporte des éclairages sur leur vie. Dans l’ensemble, les filles du Roy se sont mariées entre zéro et quatre fois. La plupart de ces mariages ont duré longtemps, même si, dans le groupe de filles dans lequel se trouvait Jeanne, il y a eu 5 « divorces » ou séparations de biens. Naturellement, quelques filles du Roy sont retournées en France; certaines ne se sont jamais mariées et au moins une est devenue domestique. Quelques-unes ont été tuées par les Iroquois; d’autres sont mortes en couches, furent retrouvées gelées dans la neige, moururent lors d’un naufrage ou sont entrées au couvent. Une a même été exécutée pour adultère. Quelques-unes sont mortes peu de temps après leur arrivée; d’autres ont vécu au-delà de 90 ans.
Les femmes qui sont restées ont fait leur part pour la colonisation de la Nouvelle-France. Quelques femmes ont eu jusqu’à 18 enfants, alors que d’autres n’en ont pas eu du tout. Plusieurs ont eu des enfants jusque tard dans la quarantaine, alors que d’autres sont devenues veuves tôt, les hommes trop souvent mourant jeunes par accident, maladie ou à la guerre. Les veuves avec de jeunes enfants à charge et pas de famille proche étaient forcées de se remarier rapidement. Fort heureusement, la pénurie de femmes en Nouvelle-France rendait les veuves – même celles avec de jeunes enfants – plutôt désirables, compte tenu du nombre d’hommes qui n’étaient pas prêts à se marier ou qui n’ont pas pu trouver d’épouse à l’époque du programme des Filles du Roy. Le délai moyen entre la mort d’un premier époux et le remariage avec un nouveau était de 30 mois, pour ces femmes. Quelques veuves plus âgées le demeurèrent jusqu’à la fin de leurs jours, se trouvant vraisemblablement dans une situation satisfaisante, leurs enfants étant adultes, et elles occupant une chambre chez leur fils.
Les objectifs poursuivis par Louis XIV et son ministre dans l’instauration de ce programme ont été atteints, du moins à court terme. En 1673, la population de la Nouvelle-France atteignait 6700 personnes. Le recensement effectué 8 ans plus tard, soit en 1681, dénombrait plus de 10 000 hommes, femmes et enfants, en Nouvelle-France, une augmentation estimée à trois fois plus qu’en 1663. Le programme s’est terminé en 1673, avec le rappel de l’intendant Talon, son ardent défenseur. Il a été considéré comme satisfaisant et ayant apporté l’autosuffisance, compte tenu du nombre de naissances enregistrées en 1664, même si ces projections auraient pu s’appuyer sur des données erronées, selon ce qu’a révélé l’historien Yves Landry, dans une allocution prononcée à l’occasion d’un colloque sur les Filles du Roy, tenu en 2006. Il se peut aussi que la guerre que la France et l’Angleterre venaient de déclarer à la Hollande ait détourné l’attention du Roi de la nouvelle colonie et ait grevé les finances publiques de la France déjà mal en point.