À la fin de juin 1671, le Saint-Jean-Baptiste, un bateau jaugeant 300 tonnes, a quitté le port de Dieppe pour Québec. À bord, se trouvait un jeune homme, le Sieur de la Bouteillerie, du Pays de Caux. Il emmenait deux charpentiers, deux maçons et quatre ouvriers pour défricher la terre que le roi lui avait concédée. On rapporte que cette terre de 1000 arpents (1,32 milles carrés ou 3,42 kilomètres carrés) était située entre Trois-Rivières et Québec. À bord, on dénombrait également cent hommes, « six vingt » (loc. cit.) jeunes femmes venant de Paris, dix mules, cinquante béliers, des tissus, des couvertures et de nombreux autres articles à l’usage des colons de Nouvelle-France ou des voyageurs. Six mois plus tard, le bateau rapportait à Dieppe 10 000 livres (4 536 kilos) de peaux de castor, 400 peaux d’orignal, de la pierre, du bois, de la poix et plusieurs autres raretés comme un orignal vivant et son petit de six mois, un renard et une douzaine de gros oiseaux pour le roi.
Cet extrait, rapporté dans mes mots, est tiré des Antiquitez et chroniques de la ville de Dieppe. Le livre original a été écrit en 1682, onze ans seulement après le départ du navire, par David Asseline, un prêtre devenu historien, qui vivait à Dieppe. Il était réputé pour être très rigoureux dans ses recherches, incluant des notes de références pour appuyer ses dires. Le manuscrit original se trouve toujours aux Archives de Dieppe, L’accès à ce document rare est cependant restreint. Durant ma visite à Dieppe, en mai 2015, j’ai demandé à l’archiviste de vérifier s’il n’y aurait pas des notes de référence dans le manuscrit, ce qu’il a fait, mais en vain. Je ne sais donc pas comment Asseline a obtenu ces renseignements : en parlant avec le jeune gentilhomme normand, à partir du journal de bord du bateau, aujourd’hui détruit, ou à partir d’observations personnelles? La véracité de l’histoire, néanmoins, est aussi douteuse que les faits eux-mêmes. Par exemple, combien de jeunes femmes y avait-il à bord? La version originale utilise un chiffre inhabituel, « six vingt ». S’agissait-il de vingt-six ou de six fois vingt, c’est-à-dire 120? Une version postérieure du même texte, écrite par un autre prêtre, 80 ans plus tard, établit le nombre de jeunes femmes à 120. Étaient-elles toutes vraiment de Paris? On rapporte qu’un autre navire, le Prince Maurice, a quitté Dieppe à peu près à la même époque, avec sensiblement les mêmes passagers à bord, mais Asseline n’a pas fait mention de son départ. Comment alors pouvons-nous être sûrs de l’exactitude de ces histoires, et puis, avons-nous besoin d’en être sûrs?
Le jeune noble et sa famille
Ce jeune noble, qu’il ait été sur le Saint-Jean-Baptiste ou le Prince Maurice, se nommait Jean-Baptiste-François Deschamps de la Bouteillerie, né autour de 1646 (je suis toujours à la recherche de son certificat de baptême), à Cliponville, un petit village normand, non loin de Rouen. Jean-Baptiste était un des au moins onze enfants de la famille du noble Jean Deschamps de Boishébert et de son épouse Élisabeth (Isabeau) de Bin. Le père de Jean-Baptiste était le seigneur de Costecoste, de Montaubert et des Landes et avait été honoré par Louis XIII, en 1629, pour services rendus aux rois de France, par lui et sa famille. Marie des Champs, la grand-tante de Jean-Baptiste, était entrée au monastère augustinien des Hospitalières de Dieppe, sous le nom de Mère Saint-Joachim. En 1643, elle était parmi les religieuse qui ont fait le voyage jusqu’en Nouvelle-France pour travailler à l’Hôtel-Dieu de Québec, récemment fondé.
La lignée de la famille de Jean-Baptiste, selon certains rapports, remonterait au moins jusqu’à la Troisième Croisade et même jusqu’à l’époque de Guillaume le Conquérant. Lors d’une fructueuse recherche dans Internet, j’ai pu prendre contact avec une famille Deschamps de Boishébert, à l’occasion de ma visite à Dieppe, à l’automne 2013. Durant notre discussion autour d’une tasse de thé, monsieur Jacques Deschamps de Boishébert s’est demandé si cette longue lignée tenait plus de la légende que de la réalité. Quoi qu’il en soit, la sienne en était une dont les nobles racines pouvaient remonter plusieurs siècles en arrière.
Conformément à la pratique en vigueur à l’époque et aux lois du temps, Adrien, le troisième fils Deschamps, a hérité du titre de la famille et de ses non-négligeables propriétés foncières, étant donné que l’aîné est décédé avant de pouvoir se marier et que le second est devenu prêtre. Les sept autres enfants qui restaient ont embrassé la prêtrise ou la vie religieuse ou sont morts sans laisser de descendance. Adrien est à l’origine d’une longue lignée, en France, incluant la famille qui m’a invitée à prendre le thé, à Dieppe. Il est décédé le 17 décembre 1703, à Cliponville, en laissant deux fils.
Bien que n’étant pas l’héritier principal du domaine familial, Jean-Baptiste a néanmoins hérité du titre de La Bouteillerie de sa grand-mère, Suzanne Le Bouteiller. Sa signature ainsi que des documents découverts plus tard montrent qu’il était instruit. Selon mon graphologue, il s’agissait d’un homme raffiné, tenace, idéaliste, émotif et loyal. Il était attiré par les situations mettant à profit ses capacités mentales et ne choisissait pas toujours la voie de la facilité pour faire les choses, étant prédisposé à procéder à sa manière chaque fois qu’il le pouvait. Il aimait aussi attirer l’attention : Selon le graphologue, « La reconnaissance concrète était importante pour Deschamps de la Bouteillerie ».
L’aventure commence
Ayant peu de chance d’hériter de beaucoup, sauf du titre de la famille, Jean-Baptiste a effectivement décidé de mettre à l’épreuve ses capacités et de trouver sa propre voie. Selon la tradition, son avenir se serait limité à une carrière militaire ou ecclésiastique. Au lieu de cela, il a choisi une troisième voie : l’aventure. Il a décidé de tenter sa chance en Nouvelle-France.
L’histoire veut qu’en retour de la promesse d’un octroi substantiel de terre de la part du roi, Deschamps ait consenti à investir son argent et à utiliser son octroi pour aider à coloniser la Nouvelle-France.. Il a réuni ces huit hommes (l’un d’entre eux était mon ancêtre Robert Lévesque) et a passé un contrat de service avec eux, d’une durée de trois ans, en vertu duquel ils l’aideraient à défricher la terre et à lui construire une maison sur cette concession. En échange, il s’engageait à leur payer le prix de la traversée jusqu’en Nouvelle-France, à leur fournir le gîte et le couvert durant ces trois ans et à leur faire octroyer des terres au terme de leurs contrats.
À la fin de juin 1671, le navire, vraisemblablement le Saint-Jean-Baptiste, a appareillé pour Québec. L’arrivée de Deschamps à Québec, deux mois plus tard, n’est pas passée inaperçue par l’intendant du roi, Jean Talon. Après une rencontre avec Deschamps et quelques-uns de ses collègues, Talon a écrit au ministre des finances du roi, Jean-Baptiste Colbert, en novembre 1671 : « Si les gens de cette qualité prennent aisément cette route, bientôt le Canada se remplira de personnes capables de le bien soutenir. »