Le 21 avril 1679, neuf mois après la naissance de son fils et quelque temps après la disparition mystérieuse de son premier mari, Guillaume Lecanteur, Jeanne Chevalier, veuve depuis peu, épousait Robert Lévesque, dans son village de l’Ange-Gardien. Bien qu’aucun certificat de décès n’ait été trouvé pour Guillaume Lecanteur, l’Église a dû être convaincue de sa mort, étant donné que les bans ont été publiés et le mariage béni par un prêtre. Le lendemain, Jeanne renonçait aux dettes de Lecanteur, comme il était permis à une veuve de le faire. Les trois lopins de terre que Guillaume avait acquis ont été soit retournés à leurs propriétaires, soit vendus par la cour.
Jeanne s’est retrouvée avec seulement sa dot de 50 livres, quelques chaudrons, casseroles et autres items domestiques, cinq chemises et le justaucorps de Guillaume rangé dans un coffre fermé à clé, le tout étant évalué à 36 livres. Selon la loi française, elle a pu s’éviter de traîner des dettes dans son nouveau ménage. Cependant, elle a évidemment emmené ses trois jeunes fils avec elle que Robert a adoptés et sur l’avenir desquels il a promis de veiller. Robert s’est donc retrouvé instantanément avec une famille. Même si les garçons constituaient des bouches supplémentaires à nourrir, Nicolas, 6 ½ ans, et Charles, 4 ½ ans, approchaient rapidement de l’âge où ils pourraient aider Robert dans les travaux de la ferme.
Comment Jeanne a rencontré Robert demeure matière à spéculation. L’hypothèse la plus plausible semble que ce soit par des amis. Naturellement, il est possible qu’elle ait pu rencontrer Robert sur le bateau, en route pour Québec, si toutefois ils avaient voyagé à bord du même navire. Même si une étincelle était née entre eux, Robert ne se serait pas marié, en 1671, parce qu’il devait d’abord compléter son contrat de trois ans avec Deschamps. Et Jeanne n’aurait pas pu attendre aussi longtemps, étant donné que, en tant que fille du Roy, elle était tenue de se marier dans les meilleurs délais.
Le voyage jusqu’à Rivière-Ouelle
D’une façon ou d’une autre, ils se sont arrangés pour se rencontrer! Étant donné qu’elle n’avait plus de résidence à L’Ange-Gardien, il est hautement probable qu’ils aient déménagé sa famille à Rivière-Ouelle, peu de temps après le mariage, pour emménager dans une maison construite par Robert durant les huit années qu’il avait passées à cet endroit. À la fin d’avril, les glaces sur le Saint-Laurent se seraient brisées, à cause du dégel printanier, du moins c’est ce qui est mentionné dans le contrat de mariage. Vu que les routes étaient trop boueuses pour pouvoir être empruntées, le voyage se serait effectué par bateau. Ils ont probablement fait voile de l’Ange-Gardien jusqu’à la pointe de l’île d’Orléans, puis traversé le Saint-Laurent jusqu’à la rive sud du fleuve, où les quais et les lieux de mouillage étaient nombreux à cette époque. Il me semble que j’entends le clapotis de l’eau sur les flancs du bateau et j’espère qu’il n’y avait pas trop de vent pour rendre la traversée agitée.
J’essaye de les imaginer tous à bord du bateau, avec un bébé de neuf mois et deux garçons de moins de sept ans. Ils n’avaient sans doute pas beaucoup d’espace pour circuler entre les vêtements, les effets personnels et, bien entendu, les casseroles et autres articles ménagers datant de l’époque où Jeanne était en ménage avec Guillaume. A-t-elle apporté les cinq chemises de l’inventaire ainsi que le coffre contenant le justaucorps de Guillaume? Probablement, étant donné que les vêtements usagés étaient aussi précieux que les neufs! Qu’y avait-il d’autre dans ce coffre qu’elle aurait pu prendre avec elle pour lui rappeler sa vie en France?
Et à quoi ont bien pu penser les deux aînés des garçons quand le bateau a atteint l’embouchure de la rivière Ouelle, a viré vers le sud, en s’éloignant du Saint-Laurent, et s’est frayé un chemin à travers les méandres de la petite rivière? Comment vivaient-ils ces changements : changement de père, changement de maison?
L’enracinement
Jeanne a dû également vivre une adaptation importante, en passant d’une Côte-de-Beaupré relativement peuplée avec des voisins alentours à Rivière-Ouelle, qui se trouvait à la « frontière des régions sauvages ». En moins de deux ans, onze familles s’établiraient à Rivière-Ouelle. Mais, à l’époque où Robert a emmené Jeanne et ses garçons jusqu’à leur nouvelle demeure, la population locale se limitait à Jean-Baptiste Deschamps et à sa famille, à trois ou quatre autres familles ainsi qu’à un petit nombre d’hommes célibataires qui en étaient à différentes étapes d’installation et de recherche d’une épouse. Les maisons et les bâtiments de ferme devaient être rares et éloignés les uns des autres. Il n’y avait pas encore d’église, mais le manoir Deschamps était vraisemblablement déjà construit en 1679.
Finalement, avec l’arrivée de plus de colons et de familles, Jeanne s’est retrouvée dans une véritable communauté. En fait, à peine quelques mois après l’arrivée de Jeanne à Rivière-Ouelle, Damien Bérubé, sa femme et ses six enfants se sont venus rejoindre les autres familles. L’épouse de Damien était une autre Fille du Roy qui était arrivée en 1679 et qui avait aussi perdu son mari l’année précédente.
Pour Jeanne et sa famille, Rivière-Ouelle, ça voulait dire une maison rustique d’une seule pièce, avec un plancher de terre battue, plutôt exiguë, surtout durant les années qui allaient suivre, avec l’arrivée de leurs propres enfants. À un moment donné, Robert a construit une deuxième maison plus grande pour sa famille. Mais, à l’époque, cela a dû être une expérience déstabilisante pour eux tous. Mais peut-être Jeanne était-elle simplement soulagée d’avoir trouvé une certaine sécurité dans son mariage avec Robert, après ce qui a dû être des années d’inquiétude passées avec Guillaume.
Comme la plupart des femmes de l’époque, Jeanne a dû être bien occupée : à installer ses enfants dans leurs quartiers, à instaurer de nouvelles routines, à préparer leurs repas, à fabriquer ou à réparer leurs vêtements, à s’occuper du potager, à saler la viande apportée par Robert et à aider à nettoyer les champs et à faire les plantations, quand c’était possible. Elle a dû se sentir seule, au début, s’ennuyer de ses amis de L’Ange-Gardien, quand elle avait le temps de penser à eux. Si ça se trouve, elle a dû rester en contact avec quelques-uns d’entre eux durant les années suivantes. Pour l’instant, Jeanne n’avait pas d’autre choix que de prendre racine à Rivière-Ouelle. Et elle y est parvenue, je présume, parce qu’elle y a vécu 37 ans.