Trois semaines après que Louis XIV fut couronné roi, à l’âge de quatre ans, et 35 ans après la fondation de Québec, Jeanne-Marguerite Chevalier était baptisée le 8 juin 1643, dans la petite cathédrale de la ville épiscopale de Coutances à 330 kilomètres à l’ouest de Paris et du nouveau roi et à 75 kilomètres au nord-est du Mont-Saint-Michel. Outre l’enregistrement de son baptême tenant sur une ligne et le fait que sa marraine était Guillemette LeBreton, je sais peu de choses d’autre sur la vie de Jeanne en France. Rien de concret, jusqu’à ce que je retrouve son nom, parmi les Filles du Roy, sur la liste des passagers des bateaux appareillant à Dieppe, en juin 1671. Comme la liste des passagers fait toujours l’objet de recherches, je n’ai rien trouvé d’officiel au sujet de Jeanne jusqu’à ce que son nom apparaisse sur un contrat de mariage, à Québec, en date du 11 octobre 1671.
J’ai passé du temps à consulter les archives de Coutances, de Saint-Lo et de Québec et j’ai consacré plusieurs heures à naviguer dans Internet, mais je n’ai rien trouvé d’autre sur les 28 premières années que Jeanne a passées en France. Les paroles de l’archiviste de Coutances (« Il n’y a rien. ») continuent à résonner dans ma tête, comme un écho. Peut-être ne saurai-je jamais, mais je ne suis pas prête à cesser mes recherches pour autant.
Qu’a-t-elle fait durant toutes ces années, avant de quitter à Dieppe, en juin 1671? Il n’y a pas beaucoup de possibilités. Ou bien elle serait devenue orpheline tôt ou tard au cours de ces 28 premières années, élevée par des membres de sa famille ou par des religieuses de l’Hôtel-Dieu, ce qu’on appellerait aujourd’hui un orphelinat, ou bien elle serait entrée au couvent, comme béguine, ou bien encore elle serait engagée comme servante chez une famille noble. Quand j’ai demandé à l’archiviste de Coutances ce qui aurait pu arriver à Jeanne, elle m’a répondu : « Peut-être est-elle allée chercher fortune à Paris? » Elle a dit cela avec un ton un peu dédaigneux, reflétant le mythe selon lequel les femmes qui partaient pour la Nouvelle-France avaient un caractère un peu douteux, mythe qui a évolué au fil des années, et en fait qui existe encore!
Pour dissiper le plus possible cette confusion, je suis retournée en France pour essayer d’en savoir plus sur ses parents, leur lieux de naissance, de mariage et de décès. J’ai aussi besoin de savoir si le nom de Jeanne se trouve sur quelque liste, dans un couvent ou un orphelinat. Cette information est importante pour plusieurs raisons : premièrement, pour fournir une certaine toile de fond ou un contexte à ces 28 années; deuxièmement, pour savoir comment elle a été mise au courant du programme des Filles du Roy; enfin, troisièmement, pour me faire une idée sur la raison qui l’a décidée à s’enrôler, comme je pense qu’elle l’a fait, comme fille du Roy, et à venir en Nouvelle-France à l’âge de 28 ans!
Les défis de la recherche documentaire, en France
Naturellement, il se peut que plusieurs de ces documents, incluant ceux qu’elle a dû sans doute produire pour prouver son identité et son « éligibilité au mariage », pour se qualifier comme fille du Roy, peuvent même ne pas exister. Selon un des archivistes de Québec, quelque chose comme 20 pour cent des événements officiels n’étaient même pas enregistrés, du moins en Nouvelle-France, faute de prêtre ou de notaire. Il est certain qu’en France, des documents qui ont existé, à un certain moment donné, ont pu être égarés, détruits ou perdus. Il y a eu des incendies, des guerres, des soulèvements, des révoltes, à travers les siècles, depuis 1643, incluant la Révolution française, alors que plusieurs églises et leurs archives ont été détruites. La seconde guerre mondiale a aussi fait des ravages sur les archives de Dieppe, au cours du raid canadien de 1942 visant à libérer la ville de l’occupation allemande, ainsi que sur les archives de Saint-Lo et de Coutances, alors que les forces alliées ont débarqué sur les plages de Normandie, il y a soixante-dix ans.
En supposant que quelques-uns de ces documents existent toujours, encore faut-il les localiser! Lors d’une réunion de la société généalogique de Coutances, officiellement connue sous le nom de Cercle généalogique et d’histoire de Coutances et du Cotentin, en octobre 2013, j’ai appris que des gens déménageaient souvent, de village en village (à l’époque de Jeanne), pour le travail ou pour des raisons familiales. Il faut donc que j’élargisse mes recherches pour inclure les paroisses autour de Coutances; heureusement les archives de ces paroisses se trouvent à Saint-Lo et attendent ma prochaine visite! Il est possible que sa famille ait même déménagé plus loin encore de Coutances, à Dieppe, par exemple, la ville d’où elle s’est embarquée pour la Québec.
Les défis de la recherche documentaire, au Québec
Les recherches concernant l’histoire de Jeanne en France se poursuivront en 2015. Jusqu’à un certain point, il s’est avéré plus facile de trouver des traces de Jeanne au Québec. Même si les documents sont plus nombreux au Québec, ils sont soumis aux mêmes défis que ceux rencontrés en France. Il se peut que moins de documents aient été perdus, mais c’est aussi possible que tous les événements n’aient pas été documentés. Néanmoins, un nombre incroyable de ceux-ci ont été préservés. Ensuite, tous les originaux des actes, des dossiers, des contrats existants ou d’autres documents juridiques qui peuvent être déterrés sont en vieux français et écrits à la main par les notaires et les prêtres. Une calligraphie moins que lisible, des taches d’encre et du papier mince écrit sur les deux côtés compliquent le travail de recherche. Aussi, les documents sont vieux, déchirés et ont parfois été endommagés au fil du temps, ce qui les rend même plus difficiles à déchiffrer. Heureusement, quelques-uns ont été transcrits, mais pas beaucoup. Ceux qui restent sont accessibles sur lecteurs de microfilms. Nous sommes chanceux de les avoir, bien sûr, mais ils ne sont pas faciles à lire!
Même si les documents sont accessibles et qu’on peut les lire et les comprendre, ils présentent néanmoins d’autres défis. En effet, les événements n’ont pas toujours été enregistrés le jour où ils sont survenus. Ainsi, les détails précis sont tributaires de la mémoire et de l’interprétation des auteurs ainsi que de leur habileté à en prendre bonne note en vue de leur inscription ultérieure aux registres. Même ceux qui existent peuvent contenir des inexactitudes en ce qui concerne les dates ainsi que des erreurs dans l’épellation des noms de personnes et de lieux, qui peuvent créer de la confusion. Par exemple, le nom de Jeanne a été inscrit de différentes façons : « Jeanne Leroi » (dans l’enregistrement du baptême de son troisième fils), « Le Chevalier » et « Chevalier », ailleurs. Étant donné que Jeanne ne savait probablement pas lire, elle n’aurait pas pu corriger un prêtre, un notaire ou tout autre fonctionnaire.
Confusion et conclusion – Pour l’instant!
Les comptes-rendus historiques basés sur ces documents primaires peuvent également être source de confusion. Il y a des cas où des auteurs, même des historiens très respectés, ont basé leurs récits sur des renseignements erronés, parfois sur des histoires transmises à travers les ans par tradition orale, souvent embellies, non-fondées ou même contradictoires. On peut avoir négligé les détails ou ne pas avoir pris en considération le contexte.
De plus, si je veux écrire ce livre, je me dois de me fier et de faire confiance à la justesse des renseignements de sources fiables telles que les historiens Ulric Lévesque, Renaud Lévesque, Paul-Henri Hudon, Yves Landry, Jan Noel, Peter Moogk, Cole Harris, Leslie Choquette et d’autres, pour traduire et transcrire des documents car ils ont des compétences que je n’ai pas le temps d’acquérir dans le laps de temps dont je dispose. Autrement, ce livre sera long à venir ! Après tout, l’obsession de la perfection pourrait être un obstacle à la finalisation de l’histoire de Jeanne.
Tous ces facteurs font en sorte que la « résurrection » de l’histoire de Jeanne, tant en France qu’au Québec, constitue tout un défi! La tâche consiste à rassembler les documents trouvés et ceux à déterrer avec les livres contenant parfois des faits contradictoires, avec les entrevues et les renseignements obtenus lors de rencontres et de lier tout ça par des hypothèses raisonnables, de l’imagination, de la sagesse et, je l’espère, quelque inspiration fournie par Jeanne. Je dois accepter le fait que ce que j’écris soit en partie un récit historique et en partie un rapport d’enquête. Il me faut juste persévérer dans mes recherches, continuer à creuser davantage et trouver la manière de rassembler les pièces éparses, plus tard, si je veux parvenir à raviver l’histoire de cette femme remarquable.
Je dois toujours me poser la question « Jusqu’à quel point est-ce important d’examiner les faits pour en tirer une certaine part de vérité? » Ce ne peut être, après tout, qu’une peinture, pas une photographie, de la réalité, étant donné qu’il y a tant de détails qui ont été perdus, détruits ou qui n’ont peut-être jamais existé. En fait, la possibilité que je ne puisse jamais savoir ce qui s’est réellement passé est vraisemblable. La question est de savoir si moi, qui ai lutté pendant des années pour établir les faits avec exactitude, je suis capable de vivre avec cette ambiguïté.