Jeanne est restée seule pendant 18 mois, après le décès de Robert. Le 5 avril 1701, elle a épousé Jean-Baptiste-François Deschamps, seigneur de la Bouteillerie. Il n’y a pas eu de contrat de mariage. Aucun document n’a été trouvé expliquant pourquoi ils avaient décidé de se marier et pourquoi Jean-Baptiste avait attendu 20 ans avant de se remarier, plus longtemps que pour la plupart des autres hommes de sa classe sociale.
Après leur mariage, Jean-Baptiste a déménagé dans la maison où Jeanne avait vécu avec Robert, tel que corroboré par des documents postérieurs faisant mention de l’endroit comme étant son lieu de résidence. Jeanne portait dorénavant le nom de madame de la Bouteillerie, un titre réservé aux roturières épousant un noble. Parce que roturière, cependant, elle ne pouvait pas porter le titre de seigneuresse qu’avait porté la première épouse de Jean-Baptiste.
J’ai essayé d’imaginer ce à quoi pouvait ressembler sa nouvelle vie. Leur maison est devenue le manoir seigneurial où le cens était perçu et où la justice était rendue, dans la juridiction du domaine seigneurial. Comment ce changement a-t-il affecté sa vie? Ou Deschamps a-t-il perdu toute prétention à la noblesse et a-t-il plutôt préféré se comporter comme n’importe quel habitant prospère?
Réactions des familles
Aucun document ne fait état des réactions de leurs familles respectives à ce mariage. Jean-Baptiste avait toujours des frères et des sœurs en France. Leur a-t-il écrit pour leur annoncer son mariage? Si oui, que lui ont-ils répondu? Et qu’en est-il de ses fils? En 1701, son fils Charles-Joseph avait 27 ans et était bien établi comme prêtre à Québec. Son deuxième fils survivant était dans l’armée, en France. Quant à son troisième fils, Henri-Louis, qui hériterait éventuellement du domaine, il avait 22 ans et poursuivait aussi une carrière fructueuse dans l’armée.
Quant aux fils de Jeanne, comment ont-ils réagi à l’annonce du mariage de leur mère avec un noble? Il semble qu’elle ait eu des difficultés avec au moins un de ses fils, même si la cause ne peut en être attribuée avec exactitude à son remariage.
Inventaire des biens, ententes et arrangements
Conformément à la coutume en vigueur en Nouvelle-France lors du remariage d’une épouse, un inventaire du bien commun à Jeanne et à Robert a été dressé et effectué en mars 1702. Il a fallu deux jours pour dresser l’inventaire qui comprenait une liste très détaillée de leurs meubles et accessoires, de leurs biens immobiliers ainsi que de leur cheptel, pour une valeur totale de plus de 8 000 livres. Cette somme n’incluait pas les deux lopins de terre dont Jeanne avait hérité de ses fils Lecanteur, parce qu’il s’agissait de biens qui lui appartenaient en propre.
Au moment de l’inventaire, les trois fils de Jeanne ont voulu prendre des arrangements avec elle au sujet de la propriété étant donné qu’ils avançaient en âge et qu’ils envisageaient sans doute de se marier. De fait, en novembre 1701, sept mois après le mariage de sa mère avec Deschamps, François-Robert épousait Marie-Charlotte Aubert, la fille d’une famille bien établie de la Côte-de-Beaupré, sur la rive nord du Saint-Laurent.
C’est ainsi que trois jours après que l’inventaire ait été complété, Jeanne a prislu des arrangements avec ses fils en faveur d’une partition temporaire de la propriété, incluant sa propre part. Ces arrangements incluaient aussi des baux pour ses deux fils aînés. Encore une fois, les deux lopins de terre qu’elle possédait en propre n’ont été inclus dans aucun des deux baux.
Une semaine plus tard, Pierre-Joachim, son second fils, a demandé et obtenu son émancipation de son tuteur. On ne sait pas bien ce qui a mené à cette décision précipitée. Cette action était peut-être reliée au bail que Jeanne avait signé avec lui pour la gestion des biens constituant sa part de la propriété commune. Ou peut-être y avait-il un désaccord entre lui et son frère aîné qui tentait d’affirmer son rôle de « chef de famille ».
On ne sait pas non plus avec certitude qui dirigeait le domaine de Deschamps, à cette époque, si Deschamps y jouait encore un rôle actif ou s’il avait fait appel à un administrateur pour cette tâche. En avril 1702, il a vendu sa part des îles Pèlerin à un marchand de Québec. Il se peut qu’il ait été malade ou qu’il ait au moins commencé à ralentir ses activités, même s’il n’avait que 57 ans environ!
Le nouveau couple jouait un rôle plutôt actif dans la seigneurie. Le 27 novembre 1702, la première petite-fille de Jeanne, enfant de François-Robert et de Charlotte Aubert, est venue au monde. Marie-Angélique-Jeanne a été baptisée le lendemain. Jeanne et son nouveau mari ont été choisis respectivement comme marraine et parrain du bébé. Les registres notariés mentionnent qu’ils assistaient aussi à des baptêmes, à Rivière-Ouelle et à Québec, et qu’ils faisaient également office de parrain et de marraine pour d’autres enfants.
En Nouvelle-France, la Paix de Ville-Marie, signée le 27 juin 1701, a mis fin aux hostilités entre les Français et les Premières Nations.
La vie s’écoulait paisiblement pour tous, à Rivière-Ouelle comme au-delà, mais pas pour longtemps.