Même isolée, au nord-est de Québec, le long du fleuve Saint-Laurent, Rivière-Ouelle n’a pas été épargnée par les épidémies. En 1688, en effet, neuf personnes sont mortes et, en 1699, l’épidémie, qui a emporté Robert Lévesque, l’époux de Jeanne, et de son dernier fils Lecanteur, a aussi pris neuf autres vies.
Quatre ans plus tard, une autre épidémie a sévi dans toute la Nouvelle-France. Elle a fait six morts à Rivière-Ouelle, entre avril 1703 et la fin de l’année. Parmi les victimes, il y avait Jean-Baptiste Deschamps. Jean-Baptiste est décédé le 16 décembre 1703 à Rivière-Ouelle, une journée avant la mort de son frère Adrien, en France.
Le mariage de Jeanne avec Jean-Baptiste avait été court, seulement deux ans et demi. Quand il est mort, Jeanne avait soixante ans. Elle avait survécu à trois maris, avait enterré six enfants, mais avait toujours trois fils, une bru, et un petit-enfant. Elle possédant maintenant un titre et quand on se référait à elle dans les documents ou que les gens de Rivière-Ouelle s’adressaient vraisemblablement à elle en personne, c’était sous le nom de « Madame de la Bouteillerie ». Cette fois encore, comme en 1699, après la mort de son deuxième mari, elle a décidé de rester à Rivière-Ouelle.
Le 16 novembre 1704, le fils cadet de Jeanne, Joseph, a épousé Marie-Angélique Meneu, une autre résidente de Rivière-Ouelle, de sept ans son aînée. Sept mois plus tard, Pierre-Joachim épousait Angélique LeTarte, fille des vieux amis de Jeanne à L’Ange-Gardien. Jeanne a fait le voyage à L’Ange-Gardien pour le mariage auquel ses deux autres fils ont aussi assisté. Comme elle était entourée par de vieux amis, je me demande si cela n’a pas éveillé en elle le souvenir de son propre mariage avec Robert. A-t-elle eu le temps ou avait-elle tendance à réfléchir à sa vie durant les vingt-cinq dernières années?
Nouveaux arrangements
Maintenant que tous les fils de Jeanne étaient mariés et qu’elle-même était à nouveau veuve, la famille a senti le besoin d’en venir à un arrangement final en ce qui concernait la propriété et la prise en charge de Jeanne dans ses vieux jours. Le 25 juillet 1705, Jeanne a pris de nouveaux arrangements avec ses fils au sujet de sa terre, confirmant ainsi les dispositions prises antérieurement et ajoutant un des deux lopins de terre qu’elle avait conservés et qui faisait partie de ce qu’elle avait hérité de son fils Charles Lecanteur. L’entente réglait ainsi ce qui semblait être une succession de querelles juridiques que, de toute évidence, les arrangements de 1702 n’avaient pas apaisées. La nouvelle entente a apparemment mis fin aux tensions qui étaient apparues dans la famille.
Comme pour les autres veuves du temps, des arrangements ont été pris pour les dernières années de vie de Jeanne. Elle pourrait conserver ses effets personnels et occuper une chambre dans la maison d’un de ses fils, Pierre-Joachim. Ses fils ont promis de lui construire un four en briques et de lui fournir chacun, annuellement, quatre cordes de bois de chauffage. Ils se sont entendus pour lui verser chacun annuellement une rente de 30 livres pour lui permettre d’acheter des marchandises diverses, du vin et des articles de première nécessité et « d’hiverner, abriter et traire une vache et de nourrir une poule et un coq à son bénéfice personnel ». Elle recevrait également annuellement un verrat et 25 boisseaux de blé. Elle conservait 400 livres pour faire dire des messes après sa mort. Elle gardait également sept taureaux, même si elle autorisait deux de ses fils à en faire usage pendant quatre ans. Enfin, ils se sont tous mis d’accord pour assumer les conséquences de cette entente, y compris la reprise possible des biens octroyés par elle en cas de non-respect des clauses de l’entente par un de ses fils.
En retour, Jeanne renonçait à ses droits sur la terre qu’elle possédait, comme veuve de Robert, mais elle conservait celle que Deschamps avait octroyée en 1689 à Nicolas, le plus vieux de ses fils Lecanteur. Une fois les modalités acceptées, le document dit que ses fils se sont retirés dans une pièce voisine pour négocier les derniers détails de l’entente.
Les années suivantes
Au cours des onze années suivantes, vingt-et-un petits-enfants se sont ajoutés à la famille. Jeanne a assisté à leurs baptêmes de même qu’à ceux d’enfants d’autres familles de Rivière-Ouelle. Au baptême de l’un de ses petits-enfants, le seigneur Deschamps a été mentionné comme parrain, même à titre posthume, avec Jeanne comme marraine.
Le 20 juin 1711, elle a vendu à Jacques Blois la terre qui longeait le fleuve Saint-Laurent, que Jean-Baptiste avait octroyée à son fils Nicolas. Ses trois fils ont cosigné le contrat de vente. On ne sait pas bien pourquoi elle a vendu cette terre au lieu de la garder pour ses fils. Peut-être n’avaient-ils pas besoin de terre supplémentaire, particulièrement de terre non-défrichée et qui n’était pas contiguë à leur propriété. Ou peut-être faisait-elle partie d’un marché négocié en échange contre quelque travail ou service fourni par Blois, car il appert que le prix de 100 livres a été annulé plutôt que payé.
En janvier 1713, Jeanne a fait rédiger son testament, une action inhabituelle pour les femmes (et même les hommes) à cette époque. Dans ce document, elle laissait des instructions pour ses funérailles ainsi que pour des services à être célébrés pour son deuxième mari, Robert Lévesque, et les fils issus de son premier mariage. Elle a aussi fait un legs à sa filleule, Marie-Jeanne, et laissé des sommes pour que des messes soient dites dans huit différentes églises dans des villages où elle avait vécu ou qu’elle avait visités. Dans son testament, il n’y avait aucune mention de son premier ni de son troisième mari. Celui-ci prend en compte l’accord intervenu, en 1705, avec ses fils qui avait déterminé la répartition de sa propriété pour ce qui les concernait.
Presque quatre ans plus tard, Jeanne est décédée le 21 novembre 1716, deux semaines après la naissance de son vingt-troisième petit-enfant. Elle n’aura pas vécu assez longtemps pour assister à la naissance de treize autres petits-enfants et d’arrières-petits-enfants. Un grand monument en granit a été érigé par l’Association Lévesque à la mémoire de Jeanne et de son deuxième mari; il est situé bien en évidence à l’entrée du cimetière, à côté de l’église de Rivière-Ouelle. Si sa tombe est semblable à celles de ceux qui sont décédés environ à la même époque, elle aura été déplacée au moins trois fois et se trouverait vraisemblablement maintenant sous le stationnement qui jouxte le cimetière.