En 1699, une nouvelle épidémie survenue en Nouvelle-France n’a pas épargné Rivière-Ouelle. À la fin de l’année, onze personnes avaient perdu la vie. Parmi les victimes se trouvait Robert Lévesque, l’époux de Jeanne depuis 20 ans, décédé le 11 septembre 1699, moins de deux semaines après son 57e anniversaire de naissance. Vingt-cinq jours plus tard, Charles, le second fils que Jeanne avait eu avec Guillaume Lecanteur et le dernier à survivre à son père, mourait à son tour à l’âge de 24 ans.
Jeanne se trouvait désormais veuve pour la seconde fois. Elle avait alors 56 ans.
À la mort de Robert, Jeanne a vécu une situation très différente de celle où elle s’était trouvée 20 ans plus tôt. Avec Robert, en effet, elle avait construit une ferme qui, en 1699, incluait trois résidences, avec meubles et accessoires, une grange, une étable et plusieurs têtes de bétail. Ils possédaient en outre 1 404 acres de terre, une des plus grandes propriétés de Rivière-Ouelle. Celle-ci était évaluée à plus de 8 000 livres. À sa mort, Robert était un fermier et un charpentier qui avait réussi, un héro de la bataille contre Phipps ainsi qu’un leader dans sa communauté. Jeanne et Robert avaient réussi à faire l’acquisition de terres avec des fonds accumulés grâce au métier de charpentier de Robert et au travail de leurs fils sur la ferme. Lorsque j’ai demandé au professeur Cole Harris, l’auteur d’un livre phare sur le régime seigneurial au XVIIe siècle, ce qu’il pensait de leur situation, il a confirmé leur prospérité en ces termes : « Vos ancêtres Jeanne Chevalier et Robert Lévesque ont fait l’acquisition d’une quantité exceptionnelle de terres qui, même si une petite partie de celles-ci était défrichée, correspondaient tout de même, selon les normes en vigueur au XVIIe siècle, à une très grande ferme ». Il a ajouté : « Ces terres ont sans doute été acquises en vue d’en faire bénéficier la génération Lévesque suivante. Dans les premiers temps de la colonie, c’était encore possible d’installer sa progéniture sur des lopins de terre proches de la ferme familiale; c’est ce que les parents avaient en tête quand ils acquéraient de nouvelles terres. »
Conformément à la loi, Jeanne a reçu la moitié des biens immobiliers qu’elle avait acquis avec Robert. Elle conservait la moitié restante pour ses trois fils survivants qui n’avaient pas encore atteint leur majorité, qui était fixée à 25 ans à l’époque. En outre, Jeanne possédait aussi des terres en propre. En effet, la portion de terre le long du Saint-Laurent que Deschamps avait octroyée, en 1689, à Nicolas, le premier fils qu’elle avait eu avec Guillaume, est revenue à son frère Charles, à la mort de Nicolas. Quand Charles est décédé à son tour, Jeanne, étant sa parente la plus proche, a hérité de cette portion de terre ainsi que de celle que Jeanne et Robert avaient concédée à Charles.
En tant que veuve, Jeanne jouissait d’une plus grande indépendance qu’elle n’avait jamais eue comme femme mariée, vu que les veuves bénéficiaient de l’intégralité des droits, en vertu de la Loi de Paris, et n’étaient donc plus assujetties à aucune autorité maritale ni parentale. Étant donné que les veuves pouvaient légalement jouer un rôle actif en-dehors du foyer, les choix qui s’offraient à Jeanne, alors que ses enfants étaient devenus adultes, étaient beaucoup plus intéressants maintenant que vingt ans plus tôt. Je me demande d’ailleurs comment elle se sentait, avec plus de sécurité et de liberté que jamais auparavant. A-t-elle songé à quitter Rivière-Ouelle pour se rapprocher de Québec? Ou peut-être que les liens qu’elle avait tissés avec sa famille et ses amis, au cours des vingt dernières années, rendaient difficile la décision de quitter Rivière-Ouelle.
Cette fois-ci, elle n’avait certainement pas besoin de se remarier; pourtant, elle l’a fait.