En automne, 1674, deux ans après avoir reçu sa concession, Jean-Baptiste a commencé à octroyer des terres aux hommes qui étaient parvenus au terme de leur contrat de trois ans avec lui et qui avaient démontré leur intention de s’installer en Nouvelle-France. Beaucoup de ces hommes étaient des gens de la campagne, originaires du même endroit, en Normandie, et qui avaient quitté la France avec lui, en 1671. Mon ancêtre, Robert Lévesque, a été un des premiers à recevoir une concession, le 10 novembre 1674. Sa terre, située sur la rive sud de la rivière Ouelle, était juste de l’autre côté de la propriété de Deschamps.
Au moment où ils ont reçu leurs concessions, la plupart de ces hommes, Robert y compris, vivaient toujours seuls. Je soupçonne qu’une fois réglé la question de leur terre, leur prochain objectif était de se trouver une épouse! En fait, Michel Bouchard et Pierre Dancosse se sont mariés peu après avoir reçu leurs concessions. Ils ont emmené leurs femmes à Rivière-Ouelle où ils ont fondé des familles. Catherine Baillon, une fille du Roy comme Jeanne, est arrivée à Riviere-Ouelle en 1676, avec son mari Jacques Miville et ses enfants. Peu de temps après que Jeanne n’apparaisse avec Robert et ses enfants, Damien Bérubé a épousé Jeanne Savonnet, qui, comme Jeanne, était veuve avec des enfants. C’était aussi une fille du Roy.
Le recensement de 1681
En 1681, deux ans après l’arrivée de Jeanne, le gouvernement de la Nouvelle France a entrepris de recenser les habitants de la colonie. Dans les recensements antérieurs, de 1666 et de 1667, la population de la Nouvelle-France était de moins de 4000 habitants. En 1681, elle avait atteint 10 000 habitants. Contrairement aux recensements précédents, qui avaient seulement inscrit les noms et les âges des habitants, celui de 1681 comportait plein de détails comme l’emploi, le nombre d’acres défrichés, le nombre de fusils et même la quantité de têtes de bétail (apparemment, à l’exception des moutons, des poulets et d’autres animaux de la ferme !). Pour Rivière-Ouelle, le recensement de 1681 dénombrait 11 familles, qui toutes, sauf une, étaient dirigées par des couples, totalisant 21 adultes et 41 enfants, dont trois serviteurs, pour un grand total de 62 habitants. En outre, on a recensé 104 têtes de bétail et 31 fusils. Seules les terres défrichées étaient réputées avoir de la valeur; les 134 arpents de terre défrichés à Rivière-Ouelle pouvaient donc se comparer favorablement aux domaines environnants qui commençaient aussi à grandir.
Au moment du recensement de 1681, le seigneur Jean-Baptiste Deschamps et son épouse avaient 3 fusils, 12 têtes de bétails et 15 arpents de terre défrichés. Ils avaient aussi un serviteur âgé de15 ans. Robert et Jeanne avaient presque autant de biens que Deschamps, à savoir : 4 fusils, 10 têtes de bétails et 10 arpents défrichés, mais aucun serviteur. Fait intéressant, un voisin, Joseph Renaud, dont on sait très peu de choses à ce jour, avait, lui, 14 fusils, 16 têtes de bétail, 50 arpents de terre défrichés et deux serviteurs!
Il est intéressant aussi de connaître les noms de ceux qui n’ont pas été recensés. Le troisième fils de Jeanne, par exemple, celui qu’elle a eu avec Guillaume Lecanteur, et le premier fils Deschamps n’apparaissent pas dans le recensement. Bien qu’aucun acte de décès n’ait été trouvé pour chacun d’eux, il est à peu près sûr qu’ils n’étaient plus en vie à ce moment-là.
Au moment du recensement, Jeanne et Catherine-Gertrude étaient toutes les deux enceintes. En novembre, Catherine-Gertrude est décédée en donnant naissance à son dernier fils, qui est aussi mort en même temps qu’elle. Jeanne a eu plus de chance : son deuxième fils est né en janvier de l’année suivante.
Efforts continus de développement de Rivière-Ouelle
Après la mort de son épouse et de son fils, en 1681, et avec ses trois fils survivants vivant apparemment à Québec avec des parents, Jean-Baptiste s’est consacré au développement de Rivière-Ouelle, conformément à son engagement envers le roi. Il aurait passé la majorité de son temps dans sa seigneurie, la quittant seulement pour se rendre à Québec pour des baptêmes, des événements familiaux et pour présenter ses civilités au gouverneur. Il a aussi concédé plusieurs autres terres à des nouveaux-venus et, en 1685, il a cédé une partie de son propre domaine pour la construction d’une église et la création d’un cimetière. En 1689, il a aussi accordé au premier fils Lecanteur de Jeanne une portion de terre en bordure du fleuve Saint-Laurent.
En plus de faire face à ses tragédies familiales, en tant que seigneur de Rivière-Ouelle, Jean-Baptiste devait faire face à d’autres défis, aussi bien en matière judiciaire que financière. En 1675, il a commencé à avoir des différends sur les limites de sa propriété avec son voisin à Grande-Anse, à l’ouest de Rivière-Ouelle, différends qui n’ont pas été résolus avant 1688. En 1676, il a été impliqué dans une poursuite judiciaire dans une affaire de responsabilité pour une mauvaise barique de poisson salé, un procès qu’il a apparemment perdu. Plusieurs années plus tard, vingt résidents de la Côte-du-Sud, incluant Deschamps, son voisin le seigneur de Kamouraska, et Robert Lévesque, le mari de Jeanne, ont adressé une requête au Roi pour protester contre le retrait de ce qu’ils considéraient comme leurs droits de chasse, de pêche et de négociation avec les Amérindiens. Le résultat de ce procès reste un mystère. Nous n’avons aucune idée du nombre d’autres poursuites judiciaires auxquelles Deschamps a pu faire face, compte tenu de la possibilité que des documents aient été perdus, détruits ou même dévorés par les souris ou par les rats.
Les tentatives de Deschamps pour développer son domaine ont évidemment nécessité de l’acharnement. En plus de ces questions judiciaires, il a dû s’investir pour recruter des familles, les convaincre d’aller s’installer dans sa seigneurie et leur octroyer des terres, en espérant qu’ils convaincraient à leur tour d’autres colons d’y venir, ce qui contribuerait à augmenter ses revenus de base. Apparemment ses espoirs se sont concrétisés, puisque des recensements ultérieurs ont répertorié des familles nouvellement arrivées de L’Ange-Gardien, de Château-Richer et d’autres endroits aux environs de Québec où Jeanne et d’autres colons fondateurs avaient vécu. Ils ont dû répandre la nouvelle qu’on avait plus de chances de trouver de plus grandes concessions en s’éloignant de Québec où les terres étaient devenues plus peuplées et où l’espace se faisait rare pour les générations futures.
La croissance nécessitait aussi des ressources financières. Malgré l’affirmation de son fils, en 1719, à l’effet que Deschamps avait investi 50 000 livres de son propre argent dans sa seigneurie, montant qui n’a pas été confirmé puisque Deschamps n’a apparemment laissé aucun bilan financier ni planification budgétaire, l’argent a continué à être problématique pour lui. Il est évident qu’il avait besoin de plus d’argent pour effectuer d’autres développements sur seigneurie. En 1677, à la mort de son père, il a demandé à sa sœur Anne en France de vérifier s’il était bénéficiaire d’un héritage (apparemment non). Il a donc été obligé de contracter un emprunt de 800 livres de l’Hôtel Dieu, en 1678, puis un autre de 2 423 livres d’un marchand de Québec, deux ans plus tard. Il semble qu’il se soit trouvé en défaut de paiement face à Nicolas Paquin, un paysan normand que son père avait recruté, pour la somme de 180 livres due à Paquin pour son contrat de service. Et il semble qu’il n’ait jamais construit le moulin, qui était pourtant une de ses responsabilités, selon les termes de la concession de sa seigneurie par le roi.
La tragédie frappe à nouveau Rivière-Ouelle
Malgré ces difficultés, Rivière-Ouelle a continué à se développer. La propriété est restée relativement intacte en dépit des incidents en cours dans le reste de la Nouvelle-France alors que des batailles ont eu lieu au sud de Rivière-Ouelle, dans le cadre de la guerre opposant la France, d’une part, à l’Espagne ainsi qu’à l’Angleterre et leurs alliés amérindiens, d’autre part. Bien que les colons de Rivière-Ouelle, en ces années-là, aient pu être à l’abri de la guerre et rester en paix avec leurs voisins amérindiens, ils n’ont malheureusement pas pour autant été épargnés par les épidémies. En effet, en 1688, une épidémie de variole et de rougeole a tué plus de 1000 habitants dans toute la Nouvelle-France, près de 10 pour cent de la population. À Rivière-Ouelle, neuf décès ont été enregistrés entre décembre 1687 et le milieu de mars 1688. Parmi les morts, se trouvaient les deux jeunes enfants de Jeanne et de Robert, tous deux prénommés Jean-Baptiste. L’épidémie a aussi emporté Jacques Miville et son épouse, Catherine Baillon, une des toutes premières femmes arrivées à Rivière-Ouelle, ainsi que Damien Bérubé et Jacques Thiboutot, deux des compatriotes de Deschamps et Robert et qui étaient arrivés à bord du même bateau qu’eux. Cela a dû être un moment particulièrement triste pour Deschamps, Jeanne, Robert et les autres premiers colons.