En juin 1671, Jeanne-Marguerite Chevalier, 28 ans, s’est embarquée à bord d’un navire dans le port de Dieppe, au nord de la France. Elle quittait la France pour toujours et faisait route pour Québec. Malgré qu’elle soit célibataire et orpheline, elle n’était pas seule sur ce bateau; en effet, une centaine d’autres femmes ont aussi fait le voyage jusqu’à Québec, cette année-là. En fait, durant une décennie, à partir de 1663, 770 femmes quitteront la France, la plupart d’entre elles, comme Jeanne, pour ne plus y revenir.
Même si Jacques Cartier, en 1534, avait pris possession du territoire dont une partie est maintenant le Québec au nom de la France et même si Québec avait été fondée en 1608 et Montréal en 1642, le peuplement de la nouvelle colonie par les Français se faisait lentement. Les compagnies mandatées par les rois de France pour développer la colonie s’étaient efforcées d’amener des familles à émigrer, mais sans grand succès. En effet, en 1663, la population non-autochtone de la Nouvelle-France n’atteignait pas 3 000 habitants et était composée d’explorateurs, de marchands de fourrures, de militaires, d’ardents missionnaires, de quelques artisans sous contrat et de quelques robustes familles qui s’étaient aventurées au Nouveau-Monde. En plus de l’hiver inhospitalier et de la menace constante des attaques des Amérindiens mécontents de voir des étrangers envahir leur terre, l’extraordinaire déséquilibre entre les sexes rendait la colonie peu attirante à tout homme désireux de s’y établir.
En 1663, Louis XIV a pris le contrôle des établissements français naissants, sur les rives du fleuve Saint-Laurent. Il a envoyé des troupes pour protéger les colons ainsi qu’un intendant et un gouverneur pour administrer la colonie et mettre de l’ordre dans ses finances. À partir de cette année-là, il a organisé le recrutement et le transport jusqu’en en Nouvelle-France de 770 jeunes femmes, afin qu’elles se marient et qu’ainsi elles contribuent au peuplement de la colonie.
Encouragées par la promesse de fournitures et d’une dot, ces jeunes femmes, la plupart d’entre elles orphelines, non seulement se sont mariées et ont eu en moyenne sept enfants chacune, mais elles ont tôt fait de doubler la population de la Nouvelle-France, en 1673. Elles allaient plus tard donner naissance à une nation composée de centaines de milliers de descendants, au Canada et aux États-Unis, dont la lignée remonte directement à elles.
Jeanne Chevalier était l’une de ces Filles du Roy, comme on a appelé les pionnières de la colonie. Jeanne était mon ancêtre; je peux remonter jusqu’à elle sur onze générations. Vingt-huit ans après son baptême en l’église Saint-Nicolas de Coutances, en Normandie, le 8 juin 1643, elle a choisi de quitter la France pour toujours, pour trouver un nouvel avenir. Arrivée à Québec à la fin de l’été 1671, deux mois après son départ de Dieppe, cette femme remarquable s’est mariée et a survécu à trois maris, a donné naissance à neuf enfants et a pleuré la mort de six d’entre eux. Laissée dans la pauvreté par son premier mari, elle a travaillé d’arrache-pied avec son deuxième mari pour créer l’une des plus grandes fermes de la région, suffisamment grande pour pouvoir y établir ses enfants survivants, avec terre, maison et bétail, même si, apparemment, cela ne s’est pas fait sans heurts. Puis, sa vie s’est terminée presque en un conte de fée, avec son mariage avec son troisième époux. Comme c’était la coutume à l’époque, elle a conservé son nom de fille toute sa vie durant, en dépit du fait qu’elle ne pouvait pas signer son nom, n’ayant jamais appris à lire ni à écrire. À sa mort, à l’âge de 73 ans, survenue 45 ans plus tard, soit le 16 novembre 1716, elle a laissé dans le deuil trois fils, 32 petits-enfants et une longue lignée de descendants, dont René Lévesque, ancien premier ministre du Québec. Mon père, Gerard Joseph Levesque, était aussi l’un des descendants de Jeanne, tout comme moi.
Je consacre ces articles du blogue pour vous raconter l’histoire de Jeanne. Les articles sont écrits par sa 8ème-arriere-petite-fille qui, presque 300 ans après son décès, s’est lancée à tisser ensemble les faits historiques, les petits morceaux de cette vie lointaine, avec recherches aux archives, entrevues et entretiens en France, au Québec et aux États-Unis, mais aussi avec des hypothèses parfois un peu imaginaires pour remplir les lacunes dans les informations. L’histoire de Jeanne est remplie de faits et de mystères. C’est une histoire de terminaisons et de commencements. Et c’est une histoire marquée d’un courage profond, d’une persévérance incroyable, d’une volonté déterminée, et de multiples choix.