Mon introduction initiale concernant le premier mari de Jeanne, Guillaume Lecanteur, était brève. Il s’agissait d’une courte référence à sa naissance, à ses parents, à son mariage avec Jeanne, à leurs enfants et puis à sa disparition dans la région de Québec autour de 1678, laissant Jeanne avec trois enfants sur les bras. Peu de détails. Reconnu être à Québec, en 1670, il a signé un contrat de mariage avec Jeanne le 11 octobre 1671, et ils se sont mariés huit jours plus tard, au cours d’une cérémonie religieuse. Le contrat de mariage établit son baptême en 1646, à l’église Saint-Sauveur, à Beaumont-en-Auge, en France, un petit village au sommet d’une colline, non loin de Deauville et de Honfleur, au centre de la Normandie.
Depuis cette première introduction sur Guillaume, la découverte de son histoire est devenue une obsession secondaire pour moi. En plus de la rareté des renseignements à son sujet, ceux qui existent peuvent parfois prêter à confusion. Peut-être parce qu’il n’a laissé aucun descendant au Canada, on a peu de détails sur sa vie ou sur sa famille. Voici ce que j’ai appris, jusqu’à maintenant, sur lui, à partir d’actes notariés, de recherches dans Internet, d’échanges de correspondance, de conversations et de quelques hypothèses de ma part.
Toile de fond
Selon le Fichier Origine, une base de données créée par la Fédération québécoise des sociétés de généalogie, Guillaume aurait apparemment eu deux sœurs, l’ainée, Marie, et la cadette prénommée Guillemette, qui a pu venir au monde la même année que Guillaume, en faisant possiblement des jumeaux. Guillemette s’est mariée en 1666, quatre ans après la mort de leur père. C’est tout ce qu’on sait sur sa famille, en France. Lors de ma visite à Beaumont-en-Auge, à l’automne de 2013, je n’ai rien appris d’autre.
Dans les archives que j’ai découvertes jusqu’à présent, j’ai appris que Lecanteur était souvent désigné comme le « Sieur de la Tour » ou comme le « dit la Tour ». Selon l’historienne Leslie Choquette, ces titres, qu’on peut traduire à peu près par « Monsieur de la Tour », peuvent dénoter une certaine forme de respect, voire un haut rang dans l’échelle sociale. Peut-être s’agissait-il d’un membre de la « petite bourgeoisie »? Sa signature renforcerait cette hypothèse puisqu’il signait son nom d’une écriture exagérément ample, suggérant une certaine instruction. De toute évidence, ce n’est pas la signature d’un paysan ou d’un engagé !
J’ai fait analyser cette signature pour savoir si elle ne pouvait pas me révéler quoi que ce soit sur son propriétaire. Je cite le rapport de l’analyse graphologique : « Lecanteur avait un fort égo et le don de beaucoup attirer l’attention sur lui-même… Lecanteur pouvait être impatient et impulsif. Facilement las de tout, il avait constamment besoin de nouveauté et de variété. Quand son imagination prenait le dessus sur sa raison et qu’elle était hors de contrôle, ses idées pouvaient devenir déraisonnables, voire peu fiables… »
À partir de ce que j’ai découvert, jusqu’à maintenant, cette analyse me semble vraisemblable.
Guillaume en 1671
Les actes notariés confirment que l’homme qui allait devenir le premier époux de Jeanne était déjà installé à Québec en 1670, au moins un an avant l’arrivée de Jeanne, à la fin de l’été 1671. Parce qu’il ne figurait ni sur la liste du recensement de 1666, ni sur celle de 1667, il est vraisemblable qui soit arrivé après cette date, même si j’ai appris que les recensements n’étaient pas toujours précis. On ne sait ni quand ni comment il est arrivé à Québec; cette information est manquante. Jusqu’à présent, je n’ai trouvé aucune mention de son nom sur les archives des navires sur lesquels il aurait pu voyager, ni aucune trace de quelque contact qu’il aurait pu établir avec d’autres à Québec. Je n’ai donc rien trouvé de plus à son sujet à Québec avant le 9 juillet 1670, date à laquelle lui fut concédée une terre sur le bord de la rivière Saint-Charles, un peu au nord-ouest du centre de Québec.
Son contrat de mariage avec Jeanne le décrit comme un « habitant », un fermier, et étant de la pointe Boyer à La Durantaye. Il n’y a cependant aucune archive attestant que Lecanteur y ait possédé une terre. Étant donné que, au moment de leur mariage, il avait effectivement loué des terres ailleurs, nul ne sait pourquoi le contrat de mariage contenait cette mention. J’ai mis l’exploration d’explications possibles de cette énigme dans la liste de mes « investigations à venir », à l’occasion de mes futurs voyages en France et au Québec.
Transactions foncières
Ses transactions foncières de type entrepreneurial ajoutent au mystère qui entoure Lecanteur. Le 9 juillet 1670, Guillaume reçoit en concession une terre le long de la rivière Saint-Charles de Toussaint Toupin, un homme d’affaires en vue à Québec et à Trois-Rivières. En prenant pour acquis que les archives et mes recherches sont exactes, la concession aurait été juste en bas de l’actuelle avenue Saint-Sacrement, pas très loin de l’endroit où j’ai logé à Québec. C’est maintenant un cimetière paisible, en bordure de la rivière. En visitant ce site, à l’été 2014, je pouvais presque me représenter Lecanteur, les mains sur les hanches, regardant sa terre et se demandant ce qu’il allait en faire. Étant donné que c’était une concession, il y avait obligation de défricher la terre, nécessitant de durs labeurs pour pouvoir la transformer en terre cultivable.
Le 20 octobre 1670, il a signé une entente pour effectuer quelques travaux sur une terre, en périphérie de Québec. Je tente toujours de savoir de quels travaux il s’agissait et ce qu’il est advenu de cette entente. Six jours plus tard, il signait un bail avec Toupin pour une terre plus à l’est de Québec, sur la rive nord du Saint-Laurent. Apparemment, il a changé d’idée, puisqu’il a mis fin au bail moins d’un mois après sa signature. En septembre de l’année suivante, Lecanteur vend la terre qu’on lui avait concédée le long de la rivière Saint-Charles. Il devait déjà avoir procédé à cette vente au moment où il a rencontré Jeanne, car ils se sont mariés un mois plus tard.
Quand Lecanteur a fait la connaissance de Jeanne, on n’est pas certain de l’endroit où il vivait. La veille de leur mariage, le 19 octobre 1671, il a signé un bail de deux ans pour ce qui semble avoir été une ferme à Charlesbourg, une bourgade située à 16 kilomètres au nord-ouest de Québec.
Après leur mariage, Lecanteur a continué à effectuer des transactions foncières et il existe plus d’archives concernant des transactions, d’abord à L’Ange-Gardien sur la rive nord du Saint-Laurent, où ils se sont finalement installés, puis pour une terre sur la rive sud du fleuve à un peu plus de 50 kilomètres à l’est de Québec, et finalement, pour une terre sur l’île d’Orléans au milieu du fleuve Saint-Laurent. En 1676, il serait d’ailleurs poursuivi pour avoir omis de se conformer aux clauses d’une de ces transactions.
La bougeotte
Dans les archives de Montréal, j’ai mis la main sur un livre sur la famille Lévesque qui fait brièvement référence à Guillaume Lecanteur. Il y est décrit par l’auteur, comme ayant « la bougeotte »! C’est apparemment une expression française signifiant « avoir des fourmis dans les jambes », « ne pas tenir en place », « être toujours en mouvement » ou « être incapable de s’engager ». Ça semble correspondre à ce que je sais de lui, jusqu’à présent, de même qu’à l’analyse graphologique de sa signature.
La vraie question est : s’agit-il d’un comportement habituel pour un homme de cette époque ou est-ce que Lecanteur était « pauvre et instable », comme un autre auteur l’a décrit, ou appartenait-il simplement à un groupe d’entrepreneurs typiques des débuts du Canada?
En fait, il semble que la dernière hypothèse soit la bonne, du moins selon l’historien Sylvio Dumas, en accord avec l’un des archivistes les plus respectés à Québec. Dans son livre sur les Filles du Roy, Dumas écrit (traduction approximative) : « Plusieurs hommes qui ont épousé des filles du Roy avaient la manie de « la bougeotte. » Il n’était pas rare de trouver de tels pionniers qui se marient à Québec, où ils ont leur premier enfant, en ont un deuxième à Trois-Rivières et, finalement, un troisième à Montréal »!