Le 22 avril 1679, à l’Ange-Gardien, un village situé au nord-est de Québec, Robert Levesque, 36 ans, a épousé, Jeanne Chevalier, âgée de 35 ans et veuve depuis peu. Comment il a rencontré Jeanne est un autre mystère. Je présume qu’il a eu recours à ses amis et collègues, puisque l’Internet et le téléphone n’avaient pas encore envahi le monde. À l’époque, le nombre d’habitants de Québec et des environs ainsi que des deux rives du Saint-Laurent à l’est de Québec était relativement peu élevé. Avec les voyages d’affaires, les projets professionnels, les baptêmes et les mariages qui l’amenaient régulièrement à Québec, il est vraisemblable qu’un jeune homme de Rivière-Ouelle ait tissé des amitiés, particulièrement avec ses compatriotes qui parlaient le même dialecte que lui. C’est ainsi que la nouvelle a pu se répandre : « Français de Normandie, gros travailleur, charpentier établi et respecté, avec une propriété et de belles perspectives d’avenir, recherche épouse. Les candidatures de jeunes veuves avec enfants parlant français seront prises en considération. »
Pour l’aider dans ses recherches, Robert a pu faire appel à ses amis, comme Nicolas Paquin, afin qu’ils gardent les yeux et les oreilles ouvertes, à l’affût de toute femme disponible. Paquin, un autre artisan normand engagé et transporté par Deschamps, avait travaillé avec Robert, à Rivière-Ouelle. Il avait quitté Rivière-Ouelle en 1674 pour épouser une femme de Château-Richer, un village voisin de l’Ange-Gardien, où Jeanne vivait avec son premier mari, Guillaume Lecanteur. En avril 1677, Robert se trouvait à Québec pour le baptême de l’enfant d’un jeune couple de Rivière-Ouelle. Il est tout à fait plausible qu’une des connaissances du couple, originaire de l’Ange-Gardien, aie assisté au baptême. A son retour de Québec, elle aurait pu faire des commentaires à ses amies, dont Jeanne, sur un beau célibataire présent à la cérémonie. Il est aussi possible que d’autres amis communs, les LeTarte, par exemple, comme le suggère l’historien Ulric Lévesque, aient joué un rôle dans cette affaire.
Il est également plausible que leurs chemins se soient croisés à Québec ou que tous deux aient été passagers à bord du même navire en route pour Québec, en 1671, et, d’une façon ou d’une autre, qu’ils aient fait en sorte de rester en contact l’un avec l’autre. Le seigneur Deschamps a même pu aider lui-même Robert dans ses recherches. En effet, la famille de son épouse possédait des terres à l’Ange-Gardien. Même s’ils résidaient à Québec, ils auraient pu rester en contact avec les colons sur leurs terres et ainsi entendre parler de la tragédie survenue à Jeanne. Les possibilités sont multiples.
Après que Jeanne soit devenue « disponible » à la fin de 1678 ou au début de 1679, à la suite de la disparition de Lecanteur et après que le bruit se soit répandu qu’elle était libre, les prétendants ont afflue, étant donné la rareté des femmes en âge de se marier, à l’époque. J’imagine que, d’une façon ou d’une autre, Robert a dû entendre parler de Jeanne et a tôt fait de visiter des amis à L’Ange-Gardien et de supplanter tous ses concurrents.
Robert, avec ses perspectives d’avenir prometteuses, a dû représenter une chance inespérée pour Jeanne, dans une situation financière précaire après le décès de Lecanteur.
Ses trois jeunes fils, âgés respectivement de 6 ½ ans, 3 ½ ans et quelques mois à peine, bien que pouvant représenter au début un fardeau pour tout nouveau mari, seraient vite en mesure d’aider Robert dans les travaux des champs et dans le défrichement de nouvelles terres sur sa ferme. Si Robert était aussi intelligent que je pense qu’il était (après tout, il a fini par devenir l’un des plus riches propriétaires terriens de la région!), ce fait n’a pas dû lui échapper.
Qu’est-ce que cette histoire nous apprend sur Jeanne et la Nouvelle France de 1679? D’abord, que les jeunes femmes, bien que veuves, étaient en grande demande, même à l’âge de 35 ans. Ensuite, que nous sommes en présence d’une communauté dont les membres trouvaient moyen de rester en contact, les uns avec les autres, en dépit de l’absence de moyens de communication formels. Et, encore une fois, comme dans ses précédentes fréquentations, que Jeanne a été rapide à agir. Je me demande combien elle a mis de temps pour faire la connaissance de Robert. Il est tentant de penser que cela a pu être un coup de foudre, malgré que la plupart des historiens parlent plutôt du mariage, au début de la colonie, comme d’un « arrangement économique ». Alors, quel rôle le pragmatisme a-t-il joué dans son choix?