Lundi matin, le 30 janvier 1713, Jeanne-Marguerite Chevalier s’est assise dans sa chambre et a dicté ses dernières volontés. Elle avait alors 69 ans et vivait dans la maison dans laquelle elle avait passé tant d’années avec son deuxième mari, Robert Lévesque, à Rivière-Ouelle, le long du fleuve Saint-Laurent. La maison appartenait maintenant au deuxième fils qu’elle avait eu avec Robert, à la suite de des arrangements pris avec lui et ses frères en juillet 1705.
C’est tout à fait par hasard que je suis tombée sur son testament au printemps 2013, soit 300 ans plus tard. J’avais déjà passé plusieurs heures à la bibliothèque de la New England Historic Genealogical Society, ici à Boston, à chercher sur les microfilms cette entente de 1705 que Jeanne avait conclue avec ses fils. Étant donné que le document de 1705 avait été ratifié en 1717, je devais continuer ma recherche sur microfilm. Heureusement, je me suis souvenue que Jeanne, à cette époque, était aussi connue sous le nom de « Madame de la Bouteillerie », à la suite de son troisième mariage ; autrement, je serais passée à côté du document. Il se trouvait là, presque à la fin de la bobine : « Le testament de madame de la Bouteillerie! » Je ne l’avais pas vraiment cherché, étant donné qu’il n’était pas mentionné dans le livre de recherche très sérieux écrit sur son deuxième mari. Qui plus est, j’avais appris que les testaments étaient plutôt rares en Nouvelle-France au début du XVIIIe siècle chez les hommes et, encore plus, chez les femmes.
J’essaye de remonter dans le temps pour me représenter la scène. La température dans son coin de pays, à l’est de Québec, devait être plus froide que maintenant. J’espère qu’il y avait un bon feu dans la cheminée. Ses fils avaient promis de mettre un brique four dans sa chambre et de la ravitailler en bois de chauffage.
Regardait-elle, par la fenêtre, la rivière Ouelle qui serpentait à travers le village, à partir du fleuve Saint-Laurent, ou portait plutôt son attention sur les hommes qui se trouvaient dans sa chambre : le notaire Étienne Janneau ainsi que les deux témoins requis pour entendre ses dernières volontés? En caressant le grain du bois de la table de ma salle à dîner, où j’écrit beaucoup de mes textes, je me demande à quoi pouvait ressembler la table de Jeanne. Et que portait-elle? Ses cheveux devaient être gris maintenant et ils devaient être retenus par un bonnet. Portait-elle un châle de laine noire sur ses épaules pour se protéger du froid, comme la grand-mère de Cary Grant, dans Elle et lui (An Affair to Remember)?
Durant des heures suivantes, elle a dicté ses volontés à Janneau, qui les a transcrites, en face des témoins. Le notaire y a inclus toutes les phrases usuelles concernant son état d’esprit et son état d’âme. Jeanne lui a fait décrire les dispositions pour ses funérailles et pour son enterrement, les messes à être chantées après sa mort et lui a fait la liste de ses legs.
Après avoir déclaré être une bonne catholique, elle a précisé qu’elle voulait des funérailles simples à l’église de Rivière-Ouelle, sans cérémonie et au moindre coût possible. Elle a demandé à ce que des messes soient dites pour le repos de son âme, pour ceux de ses fils nés de son premier mariage maintenant décédés ainsi que pour son deuxième mari. Elle a fait référence à l’accord intervenu en juillet 1705 avec ses trois fils survivants et qui pour a déterminé la répartition de son domaine entre eux. Elle a laissé des sommes d’argent pour que des messes soient dites dans huit églises différentes situées dans les endroits où elle avait vécu et où elle avait eu de la famille ou des amis. Elle a laissé un héritage non-négligeable à une seule parente, sa filleule Marie-Jeanne. il n’y avait aucune mention de son premier ni de son troisième mari.
Le notaire Janneau lui a alors fait la lecture de ce qu’il avait écrit, une procédure habituelle en ce temps-là, étant donné qu’elle ne savait ni lire ni écrire. Elle a demandé à ce que six corrections mineures soient apportées au document. Elles furent notées dans la marge du document original, après quoi le testament a été signé par Janneau et les deux témoins. Jeanne a vécu presque quatre ans de plus, menant apparemment une vie active, y compris pour assister à un baptême dans le village de L’Ange-Gardien sur la rive nord du Saint-Laurent, où elle avait déjà vécu, avant que le testament n’entre en vigueur.
L’écriture du notaire était difficile à déchiffrer, alors j’ai dû faire transcrire le testament. Même alors, il m’a fallu le réécrire pour rendre intelligibles les longs paragraphes sans coupure et l’orthographe du vieux français. Quand j’ai enfin été en mesure de lire ses requêtes et ses héritages, j’ai été parcourue de frissons.
Il y a quelques années, quand Jeanne a commencé à habiter mes rêves et que j’ai entrepris de me plonger dans son histoire, j’ai réfléchi à la façon de raconter sa vie. Un des scénarios qui m’est venu à l’idée était que, sur son lit de mort, elle raconte son histoire à sa petite-fille. J’ai effectué quelques recherches et j’ai découvert qu’elle n’avait qu’une petite-fille qui aurait été suffisamment vieille pour apprécier ces souvenirs. Il s’agissait de Marie-Jeanne, sa première petite-fille et sa filleule, née en 1702.
Avec les années, j’en suis venue à renoncer à cette voie, étant donné que ce scénario et d’autres auraient impliqué la rédaction d’un roman sur la vie de Jeanne. Ce que je voulais, c’était d’écrire des récits historiques; j’ai donc remisé cette idée tellement loin au fond de mon esprit que j’en ai oublié la filleule de Jeanne, jusqu’à ce que je prenne connaissance du testament de sa marraine.