En 1671, l’année où Jeanne est arrivée en Nouvelle-France, on commençait à défricher le pays, selon un système d’octroi de terres basé sur le régime féodal français modifié par les premiers colons. Les premières concessions l’ont été dans et autour de Québec, à l’ouest, vers Trois-Rivières et Ville-Marie (aujourd’hui Montréal), à l’est, le long de la rive nord du fleuve Saint-Laurent, autour des villages de Château-Richer et de l’Ange-Gardien, ainsi que sur l’île d’Orléans, la grande île à l’est de Québec. Étant donné que les terres le long de la rive sud du Saint-Laurent, à l’est de Québec, étaient densément boisées, Jean-Talon, l’intendant du roi, à commencé à faire beaucoup d’octrois de terres, à cet endroit, l’année suivante (en 1672), afin de permettre à la colonie de s’étendre.
La stratégie pour coloniser la Nouvelle-France était d’octroyer de grandes étendues de de terre, ou seigneuries, à des individus qui consentiraient à s’y installer. Au début, en tous cas, les bénéficiaires de ces octrois, les seigneurs, étaient surtout des membres de la noblesse française ou de l’Église ou des soldats qui consentaient à s’établir en Nouvelle-France à la fin de leur service militaire.
Les seigneuries
De manière à assurer un accès égal au fleuve Saint-Laurent et une certaine uniformité dans la forme des terres, les seigneuries étaient habituellement concédées le long du fleuve, sous forme de longues et étroites bandes de terre rectangulaires. Le plan qui en résultait était une succession de rectangles étroits le long des deux rives du fleuve Saint-Laurent. À l’intérieur de la seigneurie, la terre était divisée en rangs. Le premier rang incluait la portion de terre donnant directement sur la rive et contenait les premières terres concédées aux colons. Les autres rangs étaient réservés aux futures concessions de terre et au développement de la seigneurie.
Le modèle typique était que, dans le premier rang, le seigneur se réservait une portion de terre personnelle au milieu de laquelle le manoir était construit. La dimension de ce domaine variait d’une seigneurie à l’autre. En outre, le seigneur réservait généralement une portion de terre, non loin du manoir, pour une église, un presbytère et les besoins du prêtre. Plusieurs seigneuries réservaient un espace commun pour les animaux.de pâturage.
Les responsabilités et les droits des seigneurs
Les seigneuries étaient concédées conditionnellement à l’engagement par les seigneurs à défricher la terre et à transformer la forêt en fermes. Pour ce faire, les seigneurs devaient faire venir des colons et leur faire signer des contrats de service d’une durée de trente-six mois. En échange de leur passage pour la Nouvelle-France et de la promesse de l’octroi d’une terre à la fin de leur contrat, les colons défrichaient la terre du seigneur et l’aidaient à construire sa résidence. À la fin de leur contrat, les colons ou habitants, comme on les appelait alors, se voyaient octroyer leur propre terre, moyennant qu’ils la défrichent pour des développements futurs. À l’intérieur de la seigneurie, les terres concédées aux colons empruntaient la même forme rectangulaire que le territoire octroyé au seigneur. Elles étaient longues et étroites et mesuraient généralement 3 arpents de large par 30 arpents de profond, de manière à procurer au plus de colons possible un accès au fleuve. Ce modèle de division des terres est toujours visible autour de Québec.
Les seigneurs devaient en outre assumer certaines autres responsabilités envers le Roi et leurs censitaires. Aussitôt après avoir pris possession de sa concession, le seigneur devait faire acte d’obédience au Roi devant son représentant, l’intendant, au château du gouverneur à Québec, en prenant l’engagement de remplir ses devoirs. Il promettait de fournir à l’intendant un inventaire complet de ses censitaires et des loyers dus en cas de transfert de terres ou à la demande de l’intendant. Chaque chêne sur la terre et chaque minéral dans le sol était la propriété de l’État. Il y avait aussi des taxes à payer à l’État en cas de vente ultérieure (mais pas d’héritage) de la seigneurie, afin de décourager le commerce des concessions.
Qui plus est, les seigneurs avaient des responsabilités envers leurs censitaires. Ils devaient construire un manoir où les colons iraient payer leurs cens. Ils devaient aussi fournir du terrain pour la construction d’une église et voir à son entretien, de même que construire et maintenir en état de fonctionnement un moulin à farine à l’usage des colons et, enfin, contribuer à la construction de routes. Comme ils avaient le droit d’administrer la justice, ils devaient également financer une cour seigneuriale, bien que la plupart des cas majeurs étaient réputés réservés à l’État.
Les seigneurs se voyaient attribuer un banc à la place d’honneur dans l’église, généralement en face de la chaire, et ils avaient le privilège d’être enterrés sous le banc seigneurial. Ils pouvaient avoir une épée et porter le titre d’ « écuyer. »? Les seigneuries, tout comme les églises paroissiales, étaient également le lieu où s’exerçaient le gouvernement local, la défense et la vie communautaire.
Les responsabilités et les droits des habitants
Après l’octroi de leur terre, les habitants devaient payer leurs cens aux seigneurs, qui incluait un petit montant d’argent, plusieurs chapons vivants à être amenés au manoir seigneurial le jour de la Saint-Martin (le 11 novembre) ainsi qu’un certain nombre de jours de service à fournir annuellement. Ils s’engageaient à assumer certaines responsabilités, telles que la construction de routes, l’entretien de l’église et la mouture de leur grain au moulin seigneurial, après sa construction. Ils devaient également payer au seigneur un pourcentage sur la vente de leur terre à une personne autre qu’un membre de leur famille immédiate. Ils pouvaient chasser et pêcher même s’ils devaient réserver au seigneur une part de leurs prises. Ils devaient, en outre, planter un mai (le tronc d’un conifère privé de ses branches, à l’exception du sommet) sur la propriété du seigneur chaque année le 1er mai, en hommage au seigneur.
Le système économique, dans la réalité
On dit, certains écrivains en tous cas, que les relations entre les habitants et leurs seigneurs étaient plus étroites et plus amicales qu’en France, à la même époque, étant donné que tous deux travaillaient côte-à-côte contre une nature sauvage et inhabitée. Les manoirs seigneuriaux étaient habituellement plus grands, possiblement construits en pierre, et plus confortables que les maisons des habitants, mais ce n’était pas les châteaux qu’on voit encore en France. En définitive, les habitants possédaient leurs propres terres, jouissaient de plus de liberté et payaient moins d’impôts que leurs homologues en France. Au XVIIe et au début du XVIIIe siècle, leurs terres n’ont pas été dévastées par la guerre.
Pour les seigneurs, c’était une tout autre histoire. Les seigneurs possédaient des privilèges et inspiraient le respect, mais, apparemment, ils étaient moins bien nantis que leurs pairs, en France, du moins financièrement. Selon la recherche effectuée par Richard Colebrook Harris, dans son livre intitulé Seigneurial System in Early Canada. A Geographical Study, la plupart des seigneuries étaient rarement rentables, en dépit des cens et de revenus provenant d’autres sources et malgré l’absence de charges financières que leurs homologues français devaient supporter. Le système semble avoir été créé et maintenu en place pour favoriser la colonisation plutôt que pour procurer richesse et pouvoir aux seigneurs.
Ce système de peuplement du territoire par les seigneurs et les habitants ne s’est pas fait uniformément en Nouvelle-France tout au long du XVIIe siècle. Certains seigneurs ont apparemment pris leurs responsabilités au sérieux, en entretenant une résidence sur leur concession, en travaillant avec leurs censitaires pour défricher et développer la terre, en amenant de nouveaux colons, et ce faisant remplissant leurs engagements faits au roi. D’autres, cependant, sont restés à Québec ou à Ville-Marie, préférant jouir de la « vie de cour » qui y régnait. Ils ont manqué à leur engagement de faire venir des colons pour défricher la terre, en dépit des menaces du roi de confisquer leur seigneurie s’ils ne la développaient pas.
De la même façon, ce n’était pas tous les colons qui choisissaient de s’installer pour défricher et éventuellement développer leur propre terre. Défricher la terre et la transformer en terre agricole étaient des tâches difficiles qui nécessitaient souvent que les habitants continuent à pratiquer un métier pour gagner de l’argent pour s’acheter des matériaux et des outils pour leur ferme. Quelques nouveaux-venus ont choisi des modes de vie alternatifs, préférant chasser, par exemple, une vie de grande liberté mais non sans plusieurs risques de mort occasionnés par les exigences du travail, les hivers glaciaux, les animaux sauvages et le mécontentement des Amérindiens. D’autres ont choisi de louer de la terre déjà défrichée pour accélérer le règlement; d’autres, de se livrer au commerce des concessions, achetant et revendant des terres ou les louant à nouveau. D’autres, enfin, ont pris la décision de demeurer à Québec ou à Ville-Marie et de devenir marchands ou artisans. Aujourd’hui, tous, seigneurs et habitants inclus, seraient appelés des «entrepreneurs»!
Dans une des expositions du Musée de la civilisation à Québec, on décrit les colons ainsi (je le dis dans mes mots) : « Toutes sortes de gens:- à l’âme noble ou à l’esprit borné, avec du potentiel ou non – sont venus en Nouvelle-France. Quelques-uns se sont établis à demeure; d’autres se sont déplacés constamment. Tous n’étaient pas des héros; tous n’étaient pas des voyous. » J’ajouterais : « Plus j’approfondis ma recherche, plus je suis profondément convaincue qu’ils étaient, pour la plupart, des femmes et des hommes ordinaires, mais certainement assez courageux pour construire une nouvelle vie pour eux-mêmes et pour leurs familles. »