Lors de ma visite à Québec, à l’été 2014, j’ai conduit de Montréal à Québec et puis, deux semaines plus tard, jusqu’à Rivière-Ouelle, plus à l’est, sur la rive sud du Saint-Laurent sur le Chemin du Roy. En traversant les villages de Berthier-sur-Mer, L’Islet, Saint-Roch-des-Aulnaies et la ville de Montmagny, j’essayais de m’imaginer à quoi pouvaient ressembler ces endroits ainsi que la campagne environnante, en 1671, alors que la Nouvelle-France entière ne comptait que 6 000 habitants non-autochtones.
Dans le Vieux-Montréal et le Vieux-Québec, je pouvais aisément, en me fermant les yeux et les oreilles pour ne pas voir ni entendre les autobus et la foule des touristes, trouver des similitudes avec la vie au XVIIe siècle, au milieu des vieilles pierres et des pavés d’époque. C’était plus difficile à la campagne. Les églises en pierre, aux clochers argentés, construites aux XIXe et XXe siècles, ont remplacé les églises en bois qui ont soit passé au feu soit été délaissées. Peu de bâtiments originaux subsistent. Les bureaux de poste, les stations-service et les trottoirs cachent maintenant ce qui a dû être un paysage beaucoup plus pastoral au XVIIe siècle, parsemé de fermes, de granges, de champs de blé, d’animaux en pâturage et de forêts à défricher en vue d’être cultivées.
Effectivement, c’est difficile de décrire et même d’imaginer à quoi ressemblait Québec en 1671, quand Jeanne est arrivée, mais il faut d’abord fouiller dans son histoire.
Bien que géologiquement ancienne, en 1671 Québec était encore à se bâtir, politiquement et économiquement parlant. Les Français ont mis beaucoup de temps pour s’enraciner fermement sur le continent nord-américain. Quand la colonie a finalement pris forme, elle a suivi un modèle unique caractérisé par un mélange de lois françaises, de pratiques et d’éléments empruntés à la culture amérindienne, de climat inhospitalier, de grands espaces éloignés de la mère-patrie et d’un éventail de colons français venant d’horizons divers, mais qui sont , finalement, venus ici pour vivre ensemble.
Les premières années de la Nouvelle-France
Alors que les pêcheurs français de Normandie et de Bretagne avaient déjà découvert des années avant les eaux riches en poisson au large de ce qui sera appelé plus tard Terre-Neuve et le Labrador, ce n’est qu’au début du XVIe siècle que la France a revendiqué le territoire pour la première fois. Un peu plus de 100 ans avant la naissance de Jeanne, Jacques Cartier avait appareillé du port de Saint-Malo en Bretagne, non loin de Coutances, ce qui faisait partie des premières initiatives françaises en matière d’explorations territoriales. En 1534, il a débarqué dans ce qu’on appelle aujourd’hui l’est du Canada, a érigé des croix et a revendiqué ces terres au nom du roi François 1er – sans doute à la grande surprise des membres des Premières Nations du Canada qui l’ont rencontré sur les rives du Saint-Laurent, leur territoire depuis des siècles.
Entre les guerres, les troubles religieux et les conflits dynastiques en Europe, les Français ont continué à explorer, timidement et sporadiquement, le territoire le long du Saint-Laurent et même au-delà. Le peuplement, cependant, était faible. Jusqu’à ce que Samuel de Champlain fonde Québec, en 1608, plus de 60 ans après que Jacques Cartier ait pris possession du territoire au nom de la France, la population non-autochtone se limitait à ceux qui faisaient la traite des fourrures, aux pêcheurs ainsi qu’aux marchands. La population française totale n’excédait pas 100 personnes. Sans efforts concertés de la part de la France, toutes les tentatives de peuplement permanent échouèrent. Seule la traite des fourrures de castor a maintenu la colonie en vie. D’ailleurs, au musée du Château Ramezay, à Montréal, on considère le castor comme le véritable fondateur de la colonie!
Les rois de France on alloué des monopoles de traite de fourrures à divers individus et associations de marchands qui ont apparemment échoué dans leur effort durable pour peupler la colonie. Leur travail était d’autant plus difficile que le Saint-Laurent était gelé pendant six mois, privant ainsi la colonie d’un débouché sur la mer. Compte tenu du climat rude, de l’isolement et des rumeurs versus les réalités des relations changeantes avec les Amérindiens, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi les colons étaient réticents à émigrer. Seuls les plus aventureux, ceux qui avaient des rêves et de la détermination ou ceux qui étaient dévorés par le zèle religieux s’aventuraient à faire le voyage durant les premières années.
En 1617, un groupe de colons robustes est arrivé. Parmi eux, se trouvaient Louis Hébert et Marie Rollet, son épouse, qui amenaient leurs trois enfants avec eux de Normandie. C’était la première famille à s’établir à Québec. Les voisins étaient rares, cependant. Dix ans après leur arrivée, il n’y avait qu’environ 50 colons permanents à Québec, qui n’était rien de plus qu’un ensemble de bâtiments construits à la hâte, avec des quais et des hangars, le long du front de mer.
Le peuplement de la colonie a continué à se faire lentement. S’ajoutant aux conditions climatiques difficiles et aux relations précaires avec les Amérindiens, le ratio homme-femme était tellement déséquilibré qu’il était difficile, dans ces conditions, de fournir des incitatifs aux marchands, aux explorateurs et aux soldats pour qu’ils s’installent en permanence dans la colonie. Les tentatives de marchands individuels, de membres de familles et de l’Église pour amener plus de femmes et de colons en Nouvelle-France n’ont pas connu un grand succès.
L’Église catholique a fait de son mieux pour aider à la colonisation. Les Jésuites sont arrivés à Québec en 1625, comme missionnaires auprès des Amérindiens. Un groupe de religieuses augustines de Dieppe est arrivé à Québec en 1639, quatre ans avant la naissance de Jeanne. Elles ont rapidement fondé l’Hôtel-Dieu, le premier hôpital d’Amérique, au nord du Mexique, au service des âmes et des corps des colons et des autochtones. La même année, les religieuses ursulines, conduites par Marie de l’Incarnation, ouvrirent un couvent pour jeunes filles à Québec. Trois ans plus tard, Jeanne Mance, une missionnaire française de Bourgogne, a participé à la fondation de Montréal. La première église de Québec a été construite en 1647, sur le site où se trouve l’actuelle basilique-cathédrale Notre-Dame. L’Église catholique continuerait à jouer un rôle fort important au Québec, non seulement par le maintien d’un ordre social strict, où le divorce était rare, mais aussi par la tenue d’archives paroissiales, une responsabilité partagée et chère à tous les historiens, dont je suis.
La Nouvelle-France, entre 1663 et 1671
Les rois de France ont persisté dans le peuplement de la colonie, en dépit des guerres sporadiques qui ont détourné leur attention en Europe. Finalement, au début de la décennie 1660, Louis XIV et ses ministres ont décidé qu’il était temps de transformer l’exploration de la Nouvelle-France, comme on commençait à l’appeler, en un effort concerté en faveur du peuplement. En 1663, il a mis fin à l’entente avec l’association de marchands et repris le contrôle de la colonie, en faisant une province française. En installant son propre gouverneur pour administrer l’armée et les affaires extérieures et un intendant pour gérer la justice, les finances et la police, il a intensifié ses efforts en vue de la colonisation du pays. Le français, tel que parlé dans la région parisienne, devint la langue officielle. Il a envoyé des troupes pour protéger les colons des attaques des Amérindiens. Le premier évêque est aussi arrivé, en 1663 et en 1668 on a commencé la construction du Petit Séminaire, l’école des Jésuites.
Le progrès, même lent, était constant. Le recensement de 1667 a dénombré une population de près de 4 000 habitants dans toute la colonie. Quatre ans plus tard, la population s’était accrue d’un autre 2 000 personnes. La colonie s’agrandissait géographiquement aussi. En 1671, le Père Marquette et Louis Jolliet n’étaient qu’à quelques années de leur exploration du fleuve Mississipi. La Nouvelle-France du temps s’étendait d’au-delà des Grands Lacs jusqu’à la baie d’Hudson et, très bientôt, se prolongerait jusqu’à la Louisiane actuelle, même si ce n’était pas le long des côtes de l’océan Atlantique.
Naturellement, les Français n’étaient pas les seuls immigrants en Amérique du Nord. Sur la côte atlantique, plusieurs kilomètres au sud du Québec, la population croissait beaucoup plus rapidement. Une année avant la fondation de Québec, les Protestants anglais, fuyant les persécutions religieuses dans leur pays, ont établi leur première colonie à Jamestown en Virginie sur la côte est de ce qui devait devenir plus tard les États-Unis. En 1620, des pèlerins anglais ont touché terre sur les rives de l’océan Atlantique au nord de la Virginie à Plymouth Rock. Cinq ans plus tard, les Hollandais fondèrent Nieuw Amsterdam (Nouveau-Amsterdam) à l’embouchure de la rivière Hudson, une colonie qui, plus tard, serait appelée New York. En 1630, fut fondée Boston, au Massachusetts; le collège Harvard a ouvert ses portes six ans plus tard. Une presse à imprimer fut transportée en Amérique en 1639; un an plus tard, était publié à Boston, le premier livre en Amérique, le Bay Psalter.
Donc, l’expansion territoriale française à l’ouest et au sud de la Nouvelle-France allait non seulement mettre en danger les relations avec les Amérindiens, mais constituer une menace pour leurs voisins anglais du sud, dans la nouvelle colonie de Nouvelle-Angleterre, avec une population qui s’accroissait plus rapidement et qui était, aussi, plus instruite. Mais, pour l’heure, à l’arrivée de Jeanne en 1671, la vie à Québec et vers l’est était relativement sécuritaire et calme.