Les raisons pour lesquelles Jeanne a décidé d’épouser Jean-Baptiste-François Deschamps de la Bouteillerie et que lui ait attendu 20 ans avant de se remarier n’ont pas été retenues par l’histoire. J’ai demandé des opinions autour de moi et j’en suis venu à formuler les hypothèses suivantes.
Les raisons possibles pour expliquer le long célibat de Deschamps vont de la culpabilité et du chagrin d’avoir perdu sa femme à son incapacité à trouver une épouse convenable et à sa situation financière précaire qui rendait difficile la prise en charge d’une famille. Peut-être aussi était-il trop occupé à développer sa seigneurie et n’avait-il pas le temps de se mettre à la recherche d’une compagne. Il est aussi possible qu’il ait eu une relation amoureuse secrète, bien que cette hypothèse ait été rapidement écartée. En effet, Rivière-Ouelle était trop petite et la religion catholique bien enracinée pour qu’une telle relation illicite soit possible.
Si j’avais voulu écrire un roman à l’eau de rose, j’aurais imaginé une merveilleuse histoire d’amour entre Jeanne et Deschamps. En supposant que Jean-Baptiste et Jeanne soient fort possiblement arrivés de France par le même navire, ils auraient pu se rencontrer à bord. Jeanne ayant une certaine formation en soins infirmiers, elle aurait peut-être pu être appelée à aider à administrer des soins à un membre d’équipage, voire à Deschamps lui-même, qui aurait pu se blesser. Deschamps aurait pu la remarquer, mais toute attirance qui aurait pu naître aurait vite été écartée en raison des différences entre classes sociales à l’époque. Lorsqu’ils se sont à nouveau rencontrés, en 1679, à l’arrivée de Jeanne à Rivière-Ouelle avec Robert, ils étaient tous deux mariés. À la mort de la femme de Jean-Baptiste-François, en 1681, Jeanne était toujours mariée. Finalement, ce n’est qu’à la mort de Robert qu’ils auraient pu se marier. Il suffisait qu’ils respectent un délai convenable.
De façon plus terre à terre, je peux aussi avancer une explication plus pragmatique. Avec les années, au fur et à mesure que la ferme de Jeanne et de Robert grandissait et devenait plus prospère, et, avec le temps, les barrières de classe s’amenuisant en Nouvelle-France, il se peut que se soient installées entre eux des relations de bon voisinage et d’amitié. Toujours est-il qu’à la fin de 1699, Jeanne et Deschamps étaient devenus deux vieux amis, tous deux respectivement veuve et veuf, avec, devant eux, la perspective d’années de solitude et bien déterminés à ne pas vieillir seuls. Il est également possible qu’il ait été malade et qu’il ait eu besoin de quelqu’un pour prendre soin de lui.
Qui sait? Je ne peux que spéculer sur la question, tous deux n’ayant laissé aucunes lettres et elle n’ayant fait aucune mention de lui dans ses dernières volontés.
Mon lointain cousin, l’historien Ulric Lévesque, a avancé une théorie plus logique et définitivement moins romantique à propos de leur décision de se marier, même si cela n’explique pas le long célibat de Jean-Baptiste. D’après Ulric, quand Jean-Baptiste a vendu son manoir à l’Église au printemps de 1692 pour servir de presbytère au prêtre, il avait besoin d’un endroit pour vivre. Rien ne prouve qu’il ait construit un autre manoir. Compte-tenu de sa situation financière quelque peu précaire, il aurait pu déménager dans la maison qui venait avec la grande terre que Jeanne et Robert avaient achetée en 1692, peu de temps après qu’il ait vendu sa propre résidence à l’Église. Il aurait pu y vivre avec François-Robert, le plus vieux des fils Lévesque et le filleul de Deschamps, qui, à l’âge de 19 ans, aurait pu être prêt à quitter le domicile familial où il vivait avec ses parents et ses deux frères, pour s’installer dans sa propre demeure. En 1701 cependant, François-Robert, alors âgé de 21 ans, avait trouvé une future épouse. Ils avaient donc besoin d’une maison qui leur appartienne. Jean-Baptiste aurait pu aussi déménager dans la maisonnette qui avait été le premier domicile de Robert, mais peut-être que la maison de Jeanne était un milieu de vie plus agréable. Il n’y avait pas, alors, autant de maisons vacantes que maintenant. Cependant, pour emménager avec Jeanne, il fallait qu’ils se marient, du moins au XVIIe siècle.