Jean-Baptiste-François Deschamps de la Bouteillerie était un homme hors de l’ordinaire, si je puis dire. Quand il est arrivé à Québec, l’intendant Talon a dit que sa venue était, pour le roi, une source d’espoir pour l’avenir de la colonie. Deschamps s’est aussi mérité une mention par le professeur Cole Harris, dans son histoire finale du système seigneurial dans les premiers jours de la colonie. Harris parle spécifiquement de Deschamps comme de celui qui a choisi de vivre sur sa terre et de jouer un rôle actif dans la colonisation de sa seigneurie; il le considérait comme une exception par rapport à la majorité des seigneurs.
En mai 2015, j’ai visité le village de Hautot-Saint-Sulpice en France, où Robert Lévesque est né. J’y ai apprécié l’hospitalité des « Cousins du Nouveau-Monde », une association qui a été créée pour accueillir les nombreux descendants de Robert et de Jeanne venus découvrir le lieu de naissance de leur ancêtre masculin. Dans l’une des publications annuelles de l’association, j’ai lu ce commentaire d’un auteur : « Sans Robert Lévesque, il n’y aurait pas eu de Rivière-Ouelle. »
Avec tout le respect que je dois à Robert, qui était, après tout, mon huitième arrière-grand-père, je crois qu’on doit accorder à Jean-Baptiste Deschamps le mérite d’avoir fondé et entrepris le développement de Rivière-Ouelle, du moins à ses débuts. S’il est vrai que Robert a joué un rôle important dans la communauté, il est tout aussi vrai de dire que Jean-Baptiste en a joué un rôle encore plus grand.
Peut-être est-ce à cause de ma formation et de mes antécédents dans le monde des affaires, toujours est-il que je considère Deschamps comme un des premiers entrepreneurs de la Nouvelle-France. Il a choisi d’investir, ce qui semble avoir été son héritage dans une entreprise en Nouvelle-France. Il a réussi à convaincre huit hommes de quitter la France avec lui en 1671 et de partager son aventure. Il a défrayé le coût de leur passage pour la Nouvelle-France et les a nourris et logés pendant trois ans. Il devait fournir les outils et fournitures. Et, au terme des trois ans, il a commencé à subdiviser son domaine et à octroyer des terres à ceux qui l’avaient aidé à démarrer.
Le voyage s’organise
Combien a-t-il fallu de conversations pour convaincre Robert Lévesque, Damien Bérubé et les autres de se joindre à lui dans cette aventure en Nouvelle-France? Combien d’autres ont-ils décliné son invitation? Comment a-t-il réuni ces hommes pour discuter de leurs problèmes, de leurs préoccupations et pour répondre à leurs questions, sans l’aide du téléphone ou de l’Internet? Comment s’y sont-ils pris pour recueillir de l’information sur ce à quoi ils devaient s’attendre, compte-tenu des contacts limités qu’il y avait avec les habitants de la Nouvelle-France? Peut-être se sont-ils renseignés en écoutant les récits de voyage entendus sur la place du marché de Livarot, Rouen ou Dieppe, puisque, déjà en 1671, on pouvait apprendre beaucoup des autres, après quelques décennies de colonisation?
Pouvez-vous imaginer les conversations de ceux qui se rencontraient enfin pour planifier leur départ? « Que devons-nous apporter? De quel genre d’outils avons-nous besoin? En quelle quantité? Pouvons-nous les trouver à Québec ou devons-nous les apporter avec nous? » Et puis, des questions plus profondes comme : « Comment nous protéger contre le mal de mer et les autres maladies? Comment faire pour nous protéger contre les tempêtes ou les attaques de pirates? »
D’une façon ou d’une autre, Deschamps a réussi à convaincre plusieurs de ses compatriotes de se joindre à lui sur le bateau qui a quitté Dieppe, à la fin de juin 1671. Avant même l’attribution officielle de son octroi par le roi, en octobre 1672, Deschamps avait déjà commencé à travailler sur sa seigneurie. Pour pouvoir commencer à travailler si vite, ils ont dû avoir quelques discussions et tenir quelques réunions avant de partir ou à bord du bateau, entre chaque épisode de mal de mer!
Jusqu’à sa mort, en 1703, Deschamps a travaillé fort pour développer son domaine. Petit à petit il est parvenu à attirer des colons des villages plus proches de Québec sur sa seigneurie grâce à des octrois de terre et aux réseaux d’amis des colons déjà installés à Rivière- Ouelle. Se peut-il que sa seule réputation de seigneur juste et équitable ait pu être un facteur suffisant pour attirer des nouveaux colons sur sa seigneurie?
Les motivations entrepreneuriales de Deschamps
En fin de compte, quel a été son succès, en tant qu’entrepreneur? Financièrement parlant, il ne semble pas qu’il ait connu beaucoup de succès. Malgré qu’il soit peu probable qu’il ait investi 50 000 livres dans son domaine, comme l’a prétendu son fils en 1719, ses efforts coûtaient cher et il avait besoin de financement additionnel. Il a dû faire des emprunts, reporter le paiement des sommes dues à un homme, à la fin de son contrat, et demander à sa famille s’il y avait quelque héritage supplémentaire lui était dû, à la mort de son père. Ses fils ont dû payer ses dettes après sa mort. Compte-tenu des problèmes que la famille a rencontrés quand elle a essayé de mettre en vente le domaine, celui-ci n’était vraisemblablement pas si rentable que ça.
Il est peut-être mort trop tôt, en laissant des héritiers dont les préoccupations étaient ailleurs. Selon l’analyse faite par le professeur Harris du modèle économique d’une seigneurie, il fallait que la seigneurie atteigne au moins cinquante familles pour être rentable. La seigneurie avait presque atteint ce nombre, à la mort de Deschamps. Il a bien tenté de développer et de protéger les activités de la seigneurie, mais il se trouve qu’il n’a jamais construit de moulin sur son domaine, comme les seigneurs avaient l’obligation de faire. Bien entendu, la construction d’un moulin comme celui qu’on peut visiter aujourd’hui à Saint-Roch-des-Aulnaies, près de Rivière-Ouelle, était une entreprise très onéreuse. Il est bien possible aussi que, de son vivant, on en était encore à défricher la terre et à recruter des gens pour s’établir sur la terre, de sorte qu’il n’y avait pas suffisamment de demande ou de justification pour la construction d’un moulin communautaire, jusqu’après sa mort.
Ou peut-être que son but était le pouvoir et la reconnaissance sociale, comme le révèle l’analyse de son écriture. De combien de pompe et de faste avait-il besoin? À quoi pouvait bien ressembler la vie d’un jeune issu de la noblesse, en Nouvelle-France? À la campagne, au moins, les rapports entre les gens étaient moins formels et les classes sociales moins hermétiques. Était-il à l’aise avec ces rapports sociaux nouveaux pour un noble? Quand il a fait don de son manoir à l’Église, il ne semble pas avoir essayé d’en construire un autre; au lieu de cela, il est allé vivre, comme on le suppose, dans l’une des maisons jadis habitées par Jeanne et Robert, une résidence sans doute plus modeste que celle à laquelle il avait été habitué en France.
Cependant, ce ne sont pas tous les entrepreneurs qui sont animés par l’appât du gain, la quête du pouvoir ou le désir de reconnaissance. Il est possible que ses motivations à lui aient été la loyauté au roi ou l’esprit d’aventure. Après tout, quelles perspectives avait-il en France? Peut-être était-il déçu par la vie qui l’attendait en France?
Si on se fie aux histoires entendues au sujet de Deschamps, il apparaît comme un homme bon et équitable, peut-être même trop généreux avec ses octrois et trop accommodant en ce qui concerne la perception du cens et des autres frais qui lui étaient dus. Il octroyait des terres régulièrement, de sorte qu’à sa mort, une petite partie seulement de son domaine lui appartenait encore.
En résumé
Quelle qu’ait été sa motivation, il a créé un domaine qui a grandi jusqu’à devenir la municipalité de Rivière-Ouelle. Le village s’est développé et a changé au fil des siècles, mais il a conservé beaucoup de son ambiance d’origine ainsi que plusieurs vestiges de son histoire. Pour cela, Jean-Baptiste-François Deschamps de la Bouteillerie mérite une plus grande reconnaissance que celle qu’il a reçue, en tous cas en France. Le village de Hautot-Saint-Sulpice fait plus pour honorer Robert Lévesque. Dans le village voisin de Cliponville, pourtant le lieu de naissance de Jean-Baptiste, on ne fait aucunement mention de lui et il n’y a aucun monument, même petit, en hommage à ses réalisations. Quand j’ai visité ce village, au printemps en 2015, j’ai fait remarquer au maire qu’il n’y avait aucune marque de reconnaissance, pourtant bien méritée, à l’égard de Deschamps, à Cliponville. Il m’a aussitôt suggéré d’écrire un texte en hommage à Jean-Baptiste et promis qu’il trouverait une façon de l’afficher.